Législatives 2024 : pourquoi l'élection à la présidence de l'Assemblée nationale va être déterminante bien au-delà de l'hémicycle
"C'est du billard à 25 bandes…" Philippe Gosselin a beau être député depuis 17 ans, il s'en remet en plaisantant aux "boules de cristal, au marc de café et aux signaux de fumée envoyés ou non". Comme ses 576 collègues députés, l'élu Les Républicains de la Manche participera, jeudi 18 juillet à 15 heures, à l'élection du président ou de la présidente de l'Assemblée nationale, passage obligé après les législatives anticipées. Un vote plus incertain que jamais depuis que l'hémicycle est morcelé en plusieurs blocs, sans majorité absolue.
Les députés voteront à bulletin secret. Au premier et au second tour, il faut recueillir la majorité absolue des suffrages exprimés pour être élu à la présidence de l'Assemblée, mais une majorité relative suffit au troisième tour. Quatrième personnage de l'Etat, après le président de la République, le Premier ministre et le président du Sénat, la personne qui s'assied au perchoir préside les séances les plus importantes, comme les questions au gouvernement, et dirige le bureau de l'Assemblée, dont les membres seront élus vendredi.
L'élection au poste jusque-là occupé par Yaël Braun-Pivet, qui se présente à nouveau, est d'autant plus cruciale cette année, alors qu'aucune figure ne s'est imposée pour le poste de Premier ministre. A gauche, à droite et dans le camp présidentiel, les manœuvres vont bon train dans l'espoir de déterminer l'orientation politique d'un futur gouvernement. Franceinfo vous explique les enjeux.
Parce qu'elle permettra de mieux situer le centre de gravité de l'Assemblée nationale
Dans un paysage politique bouleversé par la dissolution et les législatives anticipées, l'élection à la présidence de l'Assemblée devrait être un premier révélateur des nouveaux rapports de force. Signe de l'importance du scrutin : Emmanuel Macron a finalement accepté mardi la démission de Gabriel Attal et de son gouvernement, pour permettre aux 17 ministres sortants élus députés de voter jeudi (en vertu d'une interprétation juridique contestée), et de participer à la répartition d'autres postes importants, vendredi et samedi. Le parti présidentiel, dont le groupe s'est réduit à une petite centaine de députés, ne peut pas se permettre de perdre des voix.
D'autant que le locataire de l'Elysée veut faire de ce vote un rendez-vous pour clarifier la situation politique. Le 10 juillet, dans une lettre publiée dans la presse régionale, il estimait que les législatives n'avaient pas eu de vainqueur clair, pas même le Nouveau Front populaire, et plaidait pour "laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir ces compromis avec sérénité et respect de chacun" avant de désigner un Premier ministre. "Ce scrutin sera l'un des épisodes qu'évoque le président quand il dit qu'il faut laisser les choses se faire", explicite François Patriat, patron des sénateurs Renaissance.
Au premier tour, chaque groupe politique devrait voter pour son ou sa candidate, mais le second puis le troisième tours dévoileront qui parvient à fédérer au-delà de son camp. "Même si le vote est à bulletin secret, il y aura des consignes de vote par groupe", explique Jean Garrigues, ancien président du Comité d'histoire parlementaire et politique. Mais il pourrait y avoir des dissidences ou des surprises, prévient l'historien. Forts de 143 sièges, le Rassemblement national et ses alliés peuvent faire basculer le scrutin.
"Au troisième tour, se dessinera une majorité relative. Ce sera un indicateur d'une configuration de solution gouvernementale, ou de coalition en mesure de résister à une motion de censure."
Jean Garrigues, historien et spécialiste de la vie parlementaireà franceinfo
Le vote pourrait donner l'avantage à une couleur politique, mais aussi dessiner une piste plus transpartisane. Le centriste Charles Courson, issu du petit groupe Liot, est candidat. "C'est une personnalité qui incarne la continuité d'un système parlementaire. S'il l'emporte, cela peut donner des idées de gouvernement à l'écart des ambitions partisanes, plutôt technique", analyse Jean Garrigues.
"C'est le premier test postlégislatives", estime le député LR Philippe Gosselin. "Que l'exécutif reste en suspens, c'est une chose, mais on ne peut obérer le fonctionnement de l'Assemblée. A défaut de gouvernement mobilisable dans un court délai, on aura un Parlement qui s'organise pour fonctionner."
Parce que ce sera peut-être le début d'une coopération entre les macronistes et la droite
A l'exception d'une poignée d'élus de l'aile gauche, le camp présidentiel espère que ce scrutin l'aidera à se rapprocher de la droite. "S'il n'y a pas d'accord entre nous et Les Républicains, ce sera un NFP [Nouveau Front populaire] au perchoir", calcule un pilier de Renaissance. Une perspective qui favorise selon lui les discussions entre La Droite républicaine, nouveau nom du groupe LR, et les troupes d'Emmanuel Macron pour se répartir des postes clés.
"Ça peut être le début d'un dégel entre les blocs, et d'un dialogue constructif pour former un gouvernement, ou au moins un pacte législatif, avec la droite."
Un cadre du parti présidentielà franceinfo
Le bloc présidentiel (Renaissance, MoDem, Horizons), dont le nombre de sièges a fondu le 7 juillet pour tomber à 163, a en effet besoin de voix supplémentaires s'il veut continuer à gouverner. Un accord avec la droite permettrait de nettement dépasser le seuil des 200, encore très loin de la majorité absolue (289), mais assez pour revendiquer l'ascendant sur les 180 élus du NFP. Seule candidate du parti présidentiel, la présidente sortante Yaël Braun-Pivet se présente à nouveau, mais elle est loin de faire l'unanimité dans ses rangs. Horizons, le parti d'Edouard Philippe, présente aussi une candidate, Naïma Moutchou, qui était vice-présidente de l'Assemblée avant la dissolution. Certains cadres imaginent soutenir au second tour un LR pour le perchoir, en échange d'autres postes stratégiques au sein du bureau de l'Assemblée.
Lui-même membre de la droite jusqu'en 2017, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin pousse pour un rapprochement entre son ancienne et sa nouvelle famille politique, tandis que le Premier ministre démissionnaire Gabriel Attal souhaite "travailler avec des personnes issues de la droite républicaine", mais aussi "de la gauche sociale-démocrate".
Parce que c'est une possible issue au blocage à gauche et une étape vers Matignon
A gauche, le NFP espère déjouer les plans du camp présidentiel pour accéder à la présidence de l'Assemblée. A défaut d'être d'accord sur un nom de Premier ministrable, les quatre groupes de gauche ont acté le principe d'une candidature unique, celle du communiste André Chassaigne. "Peut-être qu'on aurait dû commencer par ça, estime Eric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denis. L'urgence, c'est le perchoir, car Emmanuel Macron, même si je le regrette, déterminera la couleur du futur gouvernement en fonction du résultat de cette élection."
"Notre objectif, c'est de gagner, car si nous obtenons la présidence de l'Assemblée, je ne vois pas comment Emmanuel Macron pourra éviter de nommer un Premier ministre du NFP."
Eric Coquerel, député LFI de Seine-Saint-Denisà franceinfo
L'affaire est loin d'être entendue pour la gauche, malgré ses quelque 180 sièges, car le groupe du parti présidentiel, Ensemble pour la République, a décrété qu'il ferait tout pour ne livrer aucun poste clé au RN, mais aussi à LFI. "Ma crainte, c'est qu'il y ait un accord entre Renaissance, le MoDem, l'UDI et LR", dit un cadre du Parti socialiste. "S'il n'y a pas d'alliance, nous passons. Sinon, ce sera quelqu'un d'autre."
Un scénario que tente de minimiser l'insoumis Eric Coquerel : "Si nous échouons, il ne faudra pas pour autant lâcher l'objectif de Matignon, mais ça ne fera que renforcer Emmanuel Macron dans son objectif d'avoir un gouvernement technique. Si ça se trouve, nous n'aurons pas besoin de trouver un Premier ministre du NFP tout de suite, il faudra peut-être attendre l'automne." Ce scrutin sera donc un premier test pour la fragile union de la gauche, alors que le ton ne cesse de monter entre LFI et les socialistes.
Parce que les groupes devront décider s'ils se placent dans l'opposition
L'élection de la présidence permettra également de définir la nouvelle frontière entre une majorité, certes relative, et des oppositions. Les groupes peuvent choisir de déclarer leur appartenance à l'opposition jeudi, ou s'inscrire comme groupes minoritaires, c'est-à-dire ni dans la majorité, ni dans l'opposition. Cette classification entre en jeu dans l'attribution de certains postes stratégiques. Le poste de premier vice-président de l'Assemblée est réservé à l'opposition, tout comme la présidence de la commission des finances.
Ces choix et l'élection au perchoir ne détermineront pas obligatoirement la couleur du futur gouvernement, et il est tout à fait possible que la présidence de l'Assemblée et le poste de Premier ministre reviennent à des partis différents. "Tout ne sera pas clarifié, mais on pourra éliminer quelques hypothèses, et surtout, on aura une indication de l'ambiance à venir à l'Assemblée, des tensions qui pourraient exister", avance Philippe Gosselin. "Si le ni-ni de Renaissance [ni RN ni LFI à des postes clés] est appliqué, ça va déterrer la hache de guerre", estime l'élu LR.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.