Pourquoi la Corse est à feu et à sang
Après le meurtre de l'avocat Antoine Sollacaro, enterré vendredi à Propriano, FTVi revient sur les raisons de la dérive meurtrière sur l'île de Beauté.
SOCIETE - Les obsèques de l'avocat Antoine Sollacaro doivent avoir lieu vendredi 19 octobre à Propriano (Corse-du-Sud). L'assassinat retentissant du juriste, trois jours auparavant, abattu de neuf balles de gros calibre dont cinq en pleine tête, alors qu'il circulait au volant de sa Porsche, est le 15e homicide de l'année en Corse. L'an dernier, l'île avait déjà été le théâtre de 22 meurtres. Selon la ministre de la Justice, Christiane Taubira, la Corse, "en taux d'homicides, a des affaires quatre fois supérieures, proportionnellement parlant, à la juridiction de Marseille".
Depuis 2008, 99 meurtres ont ensanglanté la Corse. Avec, parmi eux, une part importante de règlements de compte. Pourquoi la Corse est-elle à feu et à sang ? FTVi revient sur les raisons d'une telle violence.
1Parce que les anciens gangs s'entredéchirent
1er novembre 2006 : le "parrain" Jean-Jérôme Colonna, 67 ans, se tue dans un accident de voiture. "Jean-Jé" – c'est son surnom – régnait en maître sur ses terres du sud de la Corse. Sa mort suscite les convoitises des voyous du nord de l'île, qui veulent profiter de l'aubaine pour mettre la main sur les territoires du chef disparu.
A l'époque, le nord de l'île, justement, est sous la coupe du gang de la Brise de mer, un groupe qui a tiré son nom du bar bastiais dans lequel ses membres se réunissaient dans les années 1970. Il s'agit alors d'une sorte d'association clandestine de patrons de bars, restaurants et autres discothèques qui blanchissent l'argent de leurs braquages notamment en installant des machines à sous dans leurs établissements. Leur plus célèbre fait d'armes : le braquage, en 1990 à Genève, de la banque suisse UBS, d'où ils repartent avec un butin de 125 millions de francs (19 millions d'euros).
A la mort de Jean-Jé, Richard Casanova, l'un des piliers de la Brise de mer, tente de récupérer les affaires de l'ancien chef du sud, sans en référer aux autres membres du groupe. C'est le début d'une lutte sans merci avec Francis Mariani, un autre pilier de la Brise de mer. Le premier est assassiné en 2008. Le second meurt en 2009 dans l'explosion d'un hangar dont l'origine criminelle ou accidentelle n'a jamais été éclaircie. En six ans, 11 membres de la Brise de Mer sont morts, les uns après les autres. Jusqu'à Maurice Costa, considéré comme le dernier parrain du groupe, tué de trois coups de chevrotine le 7 août 2012. Ces meurtres n'ont jamais été élucidés.
Sur les décombres des anciens gangs, de multiples groupes s'opposent aujourd'hui pour récupérer les territoires. A Ajaccio, c'est la bande dite du "Petit Bar" qui fait désormais la pluie et le beau temps. Dans le nord-est de l'île, les Bergers braqueurs de Venzolasca ont prospéré sur la fin de la Brise de mer, mais son chef, Ange-Toussaint Federici vient d'être condamné à trente ans de prison pour braquage, comme le détaille France 3 Corse. Et puis il y a Jean-Luc Germani, considéré comme le nouveau parrain de l'île, en cavale, qui a juré de venger la mort de Richard Casanova, son beau-frère. Tout ce petit monde évolue au gré des règlements de compte des uns et des autres.
2Parce que la frontière entre bandits et nationalistes se brouille
Sur l'île de Beauté, les règlements de compte ne sont pas seulement l'affaire des bandits. Ils sévissent aussi entre les clans nationalistes rivaux. "Grosso modo, il y a trois fronts de guerre : le premier entre divers groupes nationalistes, le second au sein du grand banditisme, le dernier entre 'natios' et 'beaux voyous'. On compte donc autant de mobiles pour assassiner un individu que de plages en Corse !", décrypte sur 20 Minutes le chercheur Thierry Colombié, spécialiste de la criminalité organisée.
Les frontières sont floues entre ces deux mondes. Nombre de protagonistes du crime organisé corse ont baigné dans le nationalisme, à des degrés divers. Ce qu'illustre notamment le dossier Sollacaro."Le nationalisme corse et le banditisme mafieux sont étroitement liés", estime ainsi l'ancien ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènement. En citant l'exemple de l'avocat tué mardi 16 octobre : "Maitre Sollacaro était aussi l'ami d'Alain Orsoni, un des patrons du nationalisme corse. Dont le fils est cité par Le Monde comme étant une des figures du grand banditisme." Alain Orsoni, ancien chef nationaliste et actuel président du club de foot d'Ajaccio, avait observé, au printemps, une grève de la faim pour soutenir son fils Guy. Lequel est en détention provisoire, accusé d'une série d'assassinats à Ajaccio.
"La théorie veut que le crime organisé n'ait rien à voir avec le nationalisme. (...) Le gros problème, c'est que les nationalistes ont presque toujours été forcés d'avoir des activités criminelles pour pouvoir remplir leurs caisses. (...) Il doivent se financer pour mener leurs activités et cela brouille souvent les cartes", explique pour sa part le chercheur Fabrice Rizzoli dans une interview à Atlantico. "Il ne faut pas non plus oublier que nous parlons d'une île où il y a 300 000 personnes. Tout le monde se connaît : en grossissant le trait, on peut très bien imaginer que dans une même famille, un frère est nationaliste, un autre bandit et le troisième magistrat", poursuit-il.
3Parce que l'Etat est incapable de lutter
Les violences et les règlements de compte qui touchent la Corse ne datent pas d'aujourd'hui. Dans les années 1990, au plus fort de la guerre entre différents groupes nationalistes, on a pu compter jusqu'à 80 meurtres par an selon Slate.fr.
Aucun gouvernement n'a réussi à endiguer cette spirale. Manque de moyens ou manque de volonté politique ? "En France, le crime organisé fait l'objet d'un déni total des pouvoirs publics, explique Thierry Colombié à FTVi. Nous sommes le seul pays du G20 à ne disposer d'aucun laboratoire de recherche sur la criminalité organisée."
Sur le terrain, le grand banditisme et la politique entretiennent parfois des liaisons dangereuses. Le 21 avril 2011, c'est ainsi Marie-Jeanne Bozzi, ancienne maire UMP de la commune de Porticcio, qui a été assassinée. Gérante de discothèque, condamnée pour proxénétisme, puis pour fraude fiscale, elle était la sœur d'Ange-Marie Michelozzi, une figure du grand banditisme corse assassiné en 2008. A l'Assemblée territoriale de Corse siège par exemple le maire de Venzolasca, Balthazar Federici, qui est le frère d'Ange-Toussaint Federici, du gang des Bergers braqueurs.
"On est en train de réduire le débat à des groupes corses en Corse", relève Thierry Colombié. Alors que le grand banditisme corse trouve souvent des ramifications, voire ses causes, sur le continent, dans les Hauts-de-Seine ou à Marseille. Selon le chercheur, cette pègre "trouve des complicités à l'intérieur de l'appareil d'Etat et de la sphère politico-administrative".
L'affaire du cercle Wagram résonne comme le symbole de ces réseaux corses qui s'affrontent loin de leurs bases. Ce cercle de jeu parisien tenu par des membres de la Brise de mer a été le théâtre, début 2011, d'un violent putsch fomenté par une faction rivale. Au cours de l'enquête, le nom du policier Bernard Squarcini, ancien patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), était apparu dans le dossier. Il aurait eu un échange de SMS avec Philippe Terrazzoni, soupçonné d'avoir mené le putsch, rapportait Le Parisien. Entendu comme témoin, l'ex-chef du contre-espionnage français avait alors répondu : "Je pense qu'il doit s’agir de vœux que j'ai reçus par SMS."
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