"Instit, je suis de gauche a priori mais l'école m'a dépolitisé"
Nicolas et Radouane sont professeurs des écoles dans une ZEP de l'agglomération bordelaise. CE2-CM1 pour l'un, CE1 pour l'autre, sept ans d'exercice pour tous les deux. Ils se sont rencontrés dans une cour d'école où l'on ne parle "pratiquement jamais politique" . Ils ont en commun d'avoir 33 ans, à quelques mois près, et d'avoir attendu un temps avant de savoir qu'ils allaient devenir "instituteurs" comme ils disent encore.
Ils se distinguent l'un et l'autre par des origines familiales très différentes. Un terreau politique aux antipodes également :
Nicolas vient d'un giron PS, il a même une tante sénatrice. II dit qu'il se définissait "socialiste" à l'âge de 20 ans. Il raconte aussi une frustration désenchantée devant la pauvreté du débat pédagogique. Radouane est né en France, issu de parents marocains avec qui il a peu parlé politique. Il dit que c'est son activité professionnelle et sa vie d'enseignant qui ont "cimenté" ses choix électoraux. Lui se sent moins en recherche au plan pédagogique. On le découvre plus pragmatique. Le "désenchantement" des instituteurs est un phénomène assez nouveau pour Emmanuel Davidenkoff :
"C'est un phénomène assez nouveau. Avant, les profs de primaire continuaient à avoir pas mal le moral, c'est assez nouveau que ça change, ça a commencé il y a trois ou quatre ans. Ce que j'entends, c'est : " Aide-toi, le ciel t'aidera. " Mais de là à ancrer cela dans un cadre collectif, celui d'un parti ou d'un syndicat, là le lien est rompu."
Les deux trentenaires disent qu'ils ont "le cœur à gauche" . L'expression vient spontanément, mais ne recouvre pas la même réalité chez chacun. Du moins plus maintenant. Car Nicolas a mué. Il dit que c'est l'école qui l'a fait évoluer.
En entendant Radouane qui affirme que "tous les instits sont de gauche au sens où ils sont humanistes" , qu'on parle aussi peu politique parce qu'on "sait déjà ce qu'on pense sur les grandes questions" , il réagit par une demie-moue. Il dit que, lui, ne sait plus.
Radouane : "Tous les instits sont à gauche" ... Vraiment ?
Même si les statistiques donnent (encore) raison, à Radouane avec un vote qui reste majoritairement ancré à gauche de l'échiquier politique, la tendance est à l'effritement : le PS est loin de faire le plein dans l'Education nationale à hauteur de ses succès à l'époque de François Mitterrand par exemple.
Aux dernières élections, François Bayrou, ancien ministre de l'Education nationale qui avait largement mis à profit son parcours méritocratique par le truchement de l'école, a bénéficié d'un vrai élan des enseignants (qui étaient 27% à annoncer voter pour lui à la veille du premier tour en 2007 contre 31% pour Ségolène Royal).
Depuis les législatives de 1997, le réservoir de voix que représentait pour le PS l'Education nationale n'a cessé de fuir malgré un héritage plus fort chez les enseignants que dans les autres professions au sein de la fonction publique.
Nicolas : "Même Daniel Cohn-Bendit m'a déçu"
Nicolas sourit en écoutant Radouane parler de son tropisme à gauche. Lui, a cessé de voter socialiste en 2002 pour devenir écologiste avant d'en revenir à nouveau :
"Trop d'enjeux de trajectoires personnelles, tout se réduit toujours à cela, même Daniel Cohn-Bendit m'a déçu."
Un désaveu que Emmanuel Davidenkoff explique simplement :
"Il y a plusieurs familles politiques et idéologiques au sein de l'école et notamment une famille républicaine. Il y a des gens de droite comme de gauche qui portent cette tradition républicaine. Tout le problème politique sur les questions d'éducation est de trouver une majorité qui soit une majorité droite/gauche à l'Assemblée sur un même dossier... et vous ne l'avez pas forcément. Gaby Cohn-Bendit, poids lourd d'Europe Ecologie, mène des actions en commun avec Alain Madelin en Afrique parce que c'est sur le terrain du libéralisme qu'ils se retrouvent. La carte politique en matière d'éducation est d'une extrême complexité."
Il a pratiqué les élus locaux en s'investissant aux côtés de la communauté rom de sa ville : un premier passage dans un squat de deux cents Bulgares, l'idée de scolariser les enfants. En filigrane, une vraie désillusion en découvrant le comportement des élus de sa famille politique :
"C'est quoi la gauche ? J'ai rencontré des élus socialistes qui refusaient d'inscrire les enfants roms à la cantine, qui expulsaient des familles sans proposer de solution de relogement... C'est ça être de gauche ?"
Tous deux constatent que leur inclinaison à gauche est imprégnée de leur identité professionnelle : c'est l'école qui fonde leur identité de citoyen et d'électeur. En faisant ce métier-là, "on ne peut qu'avoir des idées politiques" (Radouane). Nicolas ajoute qu'il a découvert la misère derrière le portail d'une école. Mais il raconte aussi que celle-ci l'a "dépolitisé" en le "radicalisant" .
Radouane : voter à la présidentielle, "le dernier contre-pouvoir"
Nicolas ne sait pas encore comment (et si) il se prononcera en 2012. Aux dernières élections, il n'a pas voté, alors que Radouane continue, surtout à la présidentielle, "parce que c'est le dernier contre-pouvoir qu'il [leur] reste" . Ce dernier se définit comme "un peu cynique", mais encourage son collègue à s'engager politiquement.
Les deux hommes sont à front renversé, voilà déjà plusieurs mois qu'ils discutent de l'opportunité d'un saut dans le grand bain pour "faire changer les choses malgré tout" comme dit Nicolas.
Nicolas : "On se syndique pour avoir un meilleur poste"
L'espace politique, de plus en plus exsangue, n'est pourtant pas phagocyté les velléités d'implication syndicale. Le combat qui s'articule autour de la profession n'a pas pris la place de l'ancien socle politique : le taux de syndicalisation des profs s'est largement étiolé.
A Cenon, en banlieue Bordelaise, ni Radouane ni Nicolas ne sont syndiqués. Après sept ans à l'école, ils font de moins en moins grève, ne jouent pas le positionnement politique sur le pavé. Nicolas se montre même très dur vis-à-vis des motifs de syndicalisation chez ses collègues :
"Les sacro-saintes vacances scolaires ? Le salaire à la fin du mois ? Là oui, les gens peuvent être en colère. Mais là encore c'est l'individu qui a éclipsé le sens du collectif. On se syndique pour avoir un meilleur poste l'année suivante."
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