CHRONIQUE. Intégration : du droit à l'injonction

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 17 décembre : le concept d'intégration, largement utilisé à l'occasion de la présentation du projet de loi immigration, mais en partie vidé de son sens.
Article rédigé par Clément Viktorovitch
Radio France
Publié
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Dans le quartier du Chêne Pointu, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en février 2022. Photo d'illustration (VINCENT ISORE / MAXPPP)

En politique, les mots sont des armes qui peuvent être détournées. Et il en va ainsi du mot "intégration". Dans le débat public, il est presque toujours utilisé dans un seul sens : celui d’une injonction adressée aux immigrés. Quand Gérald Darmanin, par exemple, présente sa loi immigration à l’Assemblée, il prévient clairement qu’elle va entraîner "des exigences d’intégration plus fortes". Derrière ce mot, ce que l’on entend en réalité, c’est une méfiance systématisée. L’idée qu’une partie des immigrés voudraient vivre séparés du reste de la population, et qu’il faudrait donc qu’ils fournissent des efforts pour s’intégrer.

Déjà, il faut savoir de quoi on parle. Si l’on se réfère à ce que disait le Haut Conseil à l’Intégration (qui, hélas, n’existe plus) : "L’intégration consiste à susciter la participation active à la société de l’ensemble des hommes et des femmes appelés à vivre durablement sur notre sol, en acceptant que subsistent des spécificités culturelles, et en mettant l’accent les convergences dans l’égalité des droits et des devoirs". Ainsi définie, toutes les études tendent à montrer que l’intégration des populations immigrées au sein de la population majoritaire se fait sur le temps long. L’historien Gérard Noiriel rappelle notamment que les polonais, portugais, belges, italiens, espagnols qui se sont installés au cours du XXe siècle ont mis plusieurs générations à se fondre dans ce qu’il appelle le "creuset français". L’intégration se fait progressivement. Mais elle se fait naturellement.

L'intégration fonctionne-t-elle ?

Je me permets de renvoyer à l’importante enquête Trajectoires et Origines, de l’INSEE et l’INED, publiée en 2016. Sur la question clé de l’identité nationale – celle dont il est question, en réalité, quand on prétend parler d’intégration – la conclusion des chercheurs est limpide : "Les immigrés et descendants d’immigrés adhèrent massivement à l’identité française". Les personnes immigrées en France ont même tendance, sur certains points, à s’intégrer davantage que dans les autres pays. Quand on regarde, par exemple, les descendants d’immigrés : ils ont, en France, un taux de mariages mixtes particulièrement élevé (60%, contre 48% pour la moyenne de l’OCDE).

Aujourd’hui, le verbe "intégrer" est systématiquement employé dans son sens pronominal. On demande aux immigrés de "s’intégrer". De produire des efforts pour faire partie de la communauté nationale. On oublie que le processus marche dans les deux sens. Ce n’est pas seulement aux immigrés de s’intégrer. C’est aussi à la République de les intégrer. Or, cet effort-là, la République ne l’a pas assez fait. Il suffit de regarder les chiffres. Aujourd’hui, une part importante des immigrés vivent une situation de ségrégation territoriale. Si vous prenez les 10% de quartiers les plus pauvres, ils comptent en moyenne 29% de chômeurs, 40% de logements sociaux et 51% de personnes immigrés. Certains quartiers comptent même 90% d’immigrés, souvent originaires des mêmes pays ou régions du monde. 

"Comment parler d’intégration républicaine, quand les populations immigrées et pauvres ont été volontairement concentrées dans les mêmes quartiers ?"

Clément Viktorovitch

sur franceinfo

Ce sont des quartiers où se pose aussi la question des services publics. Des services publics sous-déployés, sous-dotés, voire défaillants. On peut notamment citer le rapport d’information sur la Seine-Saint-Denis, déposé à l’Assemblée nationale en 2018 : il montre bien comment les habitants doivent s’y satisfaire d’une police, d’une justice, d’une école dont les moyens sont très inférieurs à ceux des autres territoires. Et le pire, c’est que cela n’a rien de nouveau. Je renvoie là encore au travail de Gérard Noiriel, qui montre à quel point les premières générations d’immigrés ont payé leur intégration au prix fort. Jusqu’au années 1970, ils ont vécu rassemblés dans les logements les plus précaires des quartiers périphériques, voire dans des bidonvilles, où la République ne se souciait nullement de les intégrer : tout ce qui comptait, c’était qu’ils travaillent.

Or sur le marché de l’emploi, le taux de chômage des immigrés s’élève aujourd'hui à 13%, contre 8% en moyenne pour la population active. Alors, c’est vrai qu’il y a des effets intrinsèques : les immigrés sont plus souvent ouvriers que le reste de la population, et les ouvriers subissent en priorité le chômage. Mais il y a aussi une véritable discrimination à l’embauche, comme l’a bien montré l’économiste Dominique Meurs. Sans parler, bien sûr, des discriminations dans l’accès au logement, ou des multiples expériences de racisme, qui ont été abondamment documentées, notamment par le Défenseur des droits. Là encore, comment parler d’intégration quand ce que subissent ces personnes, au quotidien, c’est le rejet ?

Le Haut Conseil pour l’Intégration, souvenez-vous, mettait l’accent sur "la convergence des droits et des devoirs". On ne cesse, aujourd’hui, de ramener les immigrés à leurs devoirs. On pose beaucoup moins la question de leurs droits. Peut-être pourrions-nous enfin renverser l’équation. Ne plus seulement considérer l’intégration comme une injonction faite aux immigrés. Mais rappeler aussi qu’intégrer dignement toutes celles et ceux qui vivent sur le territoire, c’est un devoir qui incombe à la République.

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