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Retraites : une réforme idéologique

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 15 janvier : la réforme des retraites, présentée cette semaine par Elisabeth Borne.
Article rédigé par Clément Viktorovitch
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
La réforme des retraites : choix idéologiques ou pragmatisme politique ? Photo d'illustration (THOMAS JOUHANNAUD / MAXPPP)

C’est bien sûr une réforme importante. Après tout, les retraites, cela fait partie des rares enjeux qui impactent directement la vie de tous les Français. Je vais essayer de vous expliquer en quoi cette réforme est encore plus importante que ce qu’on croit.

Commençons par le commencement en rappelant que, si on suit les prévisions du Conseil d’orientation des retraites, le régime risque effectivement d’être en déficit sur les 20 à 25 années qui viennent. Un déficit temporaire, limité, mais un déficit quand même : si c’est le cas, il va bien falloir le combler. Toute la question, c’est comment. Et là, de nombreuses options étaient sur la table. On aurait pu mettre à contribution les entreprises, fiscaliser l’épargne salariale, augmenter légèrement les cotisations, bref il y avait plein de solutions. Le gouvernement a choisi de reporter l’âge de départ, ce qui revient à faire travailler plus longtemps les personnes qui ont commencé à travailler le plus tôt.

Qu’est-ce qui explique ce refus absolu de ne serait-ce que considérer une autre source de financement ? Eh bien je vais vous répondre : parce que, derrière, l’enjeu, c’est notre modèle de société. Et pour le comprendre, il faut remonter d’un cran, en posant une question que personne ne pose : c’est quoi la retraite ? En pratique, c’est simple : c’est quand on arrête de travailler. Mais d’un point de vue socio-économique, c’est plus compliqué. Les sociologues Bernard Friot et Nicolas Castel nous expliquent qu’il existe en réalité deux conceptions concurrentes de la retraite :

  • Dans une perspective libérale, la retraite, c’est du revenu différé. Toute leur vie, les travailleurs consacrent une part de leur salaire aux cotisations retraites. Et quand ils sont trop vieux pour travailler, ils touchent une pension qui dépend de ce qu’ils ont cotisé au cours de leur vie, et qui leur permet de bénéficier d’une période de repos et de loisir avant la mort.
  • L'autre manière de voir les choses consiste à envisager la retraite non comme du revenu différé, mais comme la continuation du salaire. La collectivité décide de se cotiser pour que tous les travailleurs, à un moment de leur vie, puissent bénéficier d’un temps libéré. Les individus continuent de percevoir leur salaire, qui leur permet de décider de quelle manière ils veulent être utiles, contribuer, exister au sein de la société.

Le modèle français a évolué au cours de l'histoire

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est en fait assez largement le second modèle qui s’impose : la retraite comme salaire continué. C’est pour cela qu’on décide de calculer le montant des pensions de retraite sur les six derniers mois des fonctionnaires, et sur les dix meilleures années des salariés : pour qu’elle soit une continuation du meilleur salaire. C’est pour cela qu’on indexe à l’époque les pensions de retraites sur les salaires : pour que le pouvoir d’achat des retraités suive la même évolution que celui des autres salariés. C’est pour cela qu’on prend la décision d’avancer l’âge de la retraite à 60 ans en 1983 : pour que les travailleurs disposent d’un temps de liberté toujours plus grand.

Pour la société, les conséquences sont très concrètes. C’est grâce à cela, par exemple, que la France bénéficie d’un tel tissu associatif : un tiers des retraités sont bénévoles dans une ou plusieurs associations, c’est l’équivalent de 90 000 emplois temps plein. C’est aussi là-dessus que repose une partie du de la vie familiale : en France, les grands-parents assurent 23 millions d’heures de garde d’enfant par semaine, c’est-à-dire autant que les assistantes maternelles.

Les réformes qui se sont succédé depuis les années 90 ont visé à détricoter cette conception de la retraite. Les pensions ne sont plus indexées sur les salaires, mais sur les prix. Dans le privé, elles ne sont plus calculées sur les dix meilleures années, mais sur les 25 dernières. Le taux de remplacement, c’est-à-dire l’écart entre ce que vous touchiez comme salarié, et ce que vous touchez comme retraité, n’a cessé de se creuser. Les travailleurs sont de plus en plus incités à prendre une épargne complémentaire. Tout cela va donc dans le sens d’une conception libérale de la retraite. 

Une vision libérale de la société

Et il en va de même pour la réforme actuelle. En exigeant que ce soient les travailleurs qui, en travaillant davantage, équilibrent à eux seuls les déficits du système, le gouvernement affirme sa conception des retraites comme un revenu différé. Et tant pis si, quand vous pouvez enfin vous arrêtez, vous êtes trop malade, ou trop abîmé, ou trop fatigué pour utiliser votre temps comme vous l’auriez voulu.

Au contraire, le gouvernement aurait pu décider de faire ce que la France a fait durant toute la seconde moitié du XXe siècle : augmenter très légèrement et très progressivement les cotisations des salariés ou des entreprises pour, coûte que coûte, préserver ce temps libéré, ce temps non subordonné.

C’est bien la preuve que la réforme du gouvernement n’a rien de pragmatique : elle est idéologique. Et ce n’est pas un gros mot : elle promeut une certaine vision, en l’occurrence libérale, de la société. Est-ce que cette vision nous convient ? C'est à chacun et chacune d’entre nous qu’il appartient désormais de le décider.

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