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Reportage "Biden, c'est un sursis pour quatre ans" : à La Nouvelle-Orléans, la communauté afro-américaine n'attend pas de miracle du nouveau président des États-Unis

Article rédigé par Ludovic Pauchant - Envoyé spécial à La Nouvelle-Orléans (Lousiane)
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 28min
Malik Rahim, devant sa maison, sur Pacific Avenue, dans le quartier d’Algiers, à La Nouvelle Orléans, en Lousiane. (Ludovic Pauchant / Radio France)

Découragés par plus d'un siècle de racisme institutionnalisé, les Noirs de La Nouvelle-Orléans, bastion démocrate dans une Louisiane républicaine, veulent croire que le 46e président des États-Unis sera enfin l'homme de leurs revendications. Ils peinent cependant à s'en convaincre...

Les passants sont rares sur Pacific Avenue, dans le quartier d’Algiers, l’un des plus anciens de La Nouvelle-Orléans, en Louisiane, blotti dans un coude en péninsule sur la rive ouest du Mississippi, aux États-Unis. À quelques centaines de mètres, le fleuve coule, massif et tranquille, dans le froid de janvier, et sous le porche de sa modeste maison en bois ombragée par un arbre, Malik Rahim, soixante-treize fringantes années, fume une cigarette. Attaché derrière des dreadlocks en bataille, son masque blanc tranche avec sa peau noire burinée et recouvre une partie de sa longue barbe grise. L’ancien membre des Black Panthers s'est assis sur une chaise en bois et derrière son masque et ses lunettes noires, une colère contenue gronde encore.

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Joe Biden prête serment, le 20 janvier, pour devenir le 46e président des États-Unis d’Amérique. La situation des Afro-Américains, dragués par les démocrates, était l’un des enjeux de la campagne pour l’élection présidentielle, particulièrement à La Nouvelle-Orléans, où presque 70% de la population est noire et qui fait figure de bastion retranché démocrate dans un État républicain.

L’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche ne suscite chez le militant pour les droits civiques qu’un bougonnement grommelé. Il se tasse un peu plus sur sa chaise et lève les yeux au ciel derrière ses lunettes. "Biden, c’est un sursis pour quatre ans, soupire Malik. Il faut garder en tête que jamais dans l’histoire des États-Unis, quelqu’un a perdu une élection tout en obtenant [70 millions de votes]… C’est un pays de Blancs pour les Blancs."

Malik Rahim ne reviendra pas sur sa première vie : sa naissance en Californie, la guerre du Vietnam, où il a combattu. La Louisiane, les balles des mitraillettes de la police en 1970, qui ont ravagé la maison où lui et ses camarades Black Panthers avaient établi leur quartier général à La Nouvelle-Orléans, sur Piety Street, non loin de Desire Project, une cité dissoute dans la misère, tragique, et le crime, opportuniste. Il ne s’est pas non plus étendu sur son arrestation après la fusillade et son passage dans le couloir de la mort à Angola, la plus grande prison de haute sécurité des États-Unis, "l'Alcatraz du Sud", dans la paroisse de Feliciana Ouest, en Louisiane. Puis son acquittement. Et son retour derrière les barreaux, cinq ans pour vol à main armée.

L'ex-Black Panthers Malik Rahim, devant le portail de sa maison. (Ludovic Pauchant / Radio France)

Une vie violente, en somme, comme les ouragans qui dévastent régulièrement, et de plus en plus souvent, les fragiles maisons de son quartier d’Algiers et des alentours pauvres de la ville. Lors du plus terrible d’entre eux, Katrina, en 2005, Malik a refusé d’évacuer, pour organiser les secours des siens autour d’une clinique sociale, Common Ground. Seize ans après la catastrophe, les bâches qui recouvrent les fenêtres de sa maison témoignent de la fragilité et la précarité des habitants de son quartier face à l’aléa climatique.

"Biden, c’est un sursis pour quatre ans"

Aujourd’hui, Malik Rahim ne croit plus aux symboles, à l’espoir que susciterait l’élection de personnes noires au plus haut niveau de l’État, comme la vice-présidente Kamala Harris. Ni à ceux que pourraient représenter la maire de la ville, LaToya Cantrell, noire et démocrate, ou encore l’élection récente de Jason Williams, noir et démocrate, lui aussi, au poste de district attorney (procureur).

"On a eu un sursis pendant huit ans avec Obama mais ça n’a rien changé : Black Lives Matter, ça s’est passé sous Obama, ça n’a pas été créé sous Trump ! Barack Obama et Oprah Winfrey viennent de Chicago, la capitale du meurtre en Amérique : ça n’a pas arrêté la violence !"

Malik Rahim

à franceinfo

La communauté afro-américaine s’est tournée en masse vers la candidature Biden, avec un enthousiasme plus ou moins marqué selon les États, mais 10% de ses membres, amers de l’expérience démocrate, ont rejoint le camp républicain et donné leur voix au candidat Trump. Malgré son racisme décomplexé et son soutien aux mouvements séparatistes blancs, on a vu Donald Trump recueillir quelque deux points supplémentaires parmi ces électeurs depuis 2016. Ils sont toutefois minoritaires : si le président sortant a misé gros et large sur ses résultats économiques pour séduire les Afro-Américains, la crise sanitaire du Covid-19, qui a touché de plein fouet la Louisiane, a terrassé cet argumentaire. 

"On parle de la pandémie, reprend Malik Rahim, qui regarde maintenant dans le vide, las. Regardez ce qu’ils ont fait... Combien de personnes portent un masque ? Combien pratiquent la distanciation sociale ?" Avec, dans le discours de l’activiste, le sentiment que sa communauté a été abandonnée, alors qu’elle est la première touchée par le virus : en avril, au début de la crise sanitaire, 70% des morts lousianais étaient des Noirs.  La faute à l’accès difficile aux soins, aux comorbidités liées à la misère, comme le diabète ou l’obésité, qui ravage la population afro-américaine de la ville, comme partout aux États-Unis.

Affaiblie par la pandémie, la communauté de son quartier doit aussi composer avec la hausse des prix et des loyers, qui alimente le sentiment qu’elle ne pourra compter que sur elle-même, comme depuis toujours. "Regardez autour de vous, maugrée l’homme, en balayant du bras les alentours. Vous avez vu nos maisons ? Vous avez vu où nous habitons ?"

"On est chassés par la hausse des prix, on ne peut plus louer : nous serons probablement la dernière génération issue de la working class à pouvoir encore vivre ici."

Malik Rahim

à franceinfo

"En moyenne, un Noir gagne seulement un tiers de ce qu’un Blanc gagne à l’année. On a trois studios de films ici, qui se sont installés en moins de cinq ans : pas un seul n’est venu dans les lycées pour parler à notre communauté. Ils viennent ici, utilisent notre communauté, font leurs petits films et on ne reçoit aucun bénéfice. Et maintenant ils font monter les prix."

"Ma mère et mon beau-père ont acheté cette maison 26 000 dollars, poursuit Malik Rahim, qui réprime mal la colère qui l’a gagné. Aujourd’hui, ça ne pourrait même pas servir d'acompte pour acheter une maison à Algiers ! C’est pour cette raison que la criminalité est tellement importante. Ces jeunes sont nés et ont grandi ici, et maintenant ils sont chassés, et on se demande pourquoi les choses vont mal…"

Il nous raccompagne jusqu’au petit portail de son jardin, devant la rue défoncée par les pluies. Le militant dur et encoléré s’est radouci et il nous souhaite chaleureusement bonne chance. Ces mots prennent un sens particulier dans cette ville qui a éprouvé l’extrême fragilité du présent. À peine plus d’une minute plus tard, il fait les cent pas sous son porche, une cigarette coincée dans les doigts, son téléphone portable vissé à l’oreille.

La misère est endémique et le Covid n'arrange rien

Presque en douce, un vent froid du nord a chassé les nuages de la veille, et un après-midi ensoleillé, quoique glacial, s’est installé sur "The Big Easy", La Nouvelle-Orléans. Passé Crescent City Connection, le grand pont qui relie le quartier de McDonnough à celui de Faubourg Lafayette, énième héritage de la période où la Louisiane était une possession française, de 1682 à 1762, nous gagnons Lower 9th Ward, où les quartiers désolés affichent les marques du passage de Katrina, quinze ans plus tard, et de la pauvreté, endémique.

La végétation a envahi les espaces carrés où les maisons ont été rasées après la tempête. La plupart des habitants, sans titre de propriété, n’ont pas pu reconstruire après l’évacuation et ont fui la zone, pour s’installer plus loin, là où ils le pouvaient, dans de frêles logements élevés sur pilotis, construits dans l’urgence après l’ouragan. "Nola" la résiliente…

Rampart Street déserte à cause de la pandémie de Covid-19. (Ludovic Pauchant / Radio France)

Le tourisme est à l’arrêt et les premiers touchés sont les Noirs. Dans le Vieux Carré, centre historique de la ville, les rues désertes et les nombreux restaurants fermés sur Jackson Square, devant l’imposante cathédrale Saint-Louis, donnent l’impression d’une ville au ralenti. Là, dans cet enchaînement de Shotgun Houses et de cottages créoles colorés, petites maisons étroites construites en enfilade, la ville semble arrêtée, sidérée. Sur la place quasiment vide, un chanteur de rue parvient bien à récupérer quelques dollars des touristes venus des États voisins, mais le cœur ne semble pas vraiment y être.

Dans Bourbon Street, normalement plébiscitée par les touristes en mal de cuite, on attend le client, en vain. De jeunes adolescents afro-américains, à peine quatorze ans au bout de leurs baguettes, répètent un numéro de percussions dans la rue pour un carnaval imaginaire. Cette année, marquée par Black Lives Matter, mobilisation massive de la communauté afro contre le racisme systémique envers les Noirs, mais aussi les élections, deux tempêtes et une pandémie de Covid foudroyante, les parades de Mardi-Gras, réconciliatrices, temps de pause et d’excentricités, de joie dans les rues, n’auront pas lieu. Ce n'est jamais arrivé dans l’histoire de la ville depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les propriétaires des enseignes de ce haut-lieu touristique peinent à poursuivre leur activité et ont dû licencier à tour de bras, ou embaucher à temps partiel. Un moindre mal pour eux et une plaie pour les concernés, qui ne pourront pas bénéficier d’assurance santé, par exemple. Les premières victimes sont les jeunes, en particulier les jeunes Afro-Américains, moins diplômés et davantage précarisés.

Depuis des années, les Républicains découragent les Noirs d’aller voter

À quelques miles de là, Joseph Coco, 28 ans, le verbe haut et l’énergie bouillonnante, toutes dreadlocks dehors, tenue soignée et sourire large, nous emmène en voiture chez lui, au bout de Filmore Avenue, dans le quartier de Gentilly, où cohabitent Blancs et Noirs de la classe moyenne néo-orléanaise. Nous grimpons un petit escalier métallique et entrons chez Joseph, qui s’installe sur le canapé de ce qui fait office de salon. Son colocataire prend sa douche et il n’est pas franchement rassuré qu’un Français entre là : le Covid est partout, dans toutes les têtes. Et particulièrement le variant anglais qui contamine peu à peu la France, et dont tout le monde ici a entendu parler. Il nous saluera furtivement dans l’entrebâillement de la porte.

Joseph Coco, devant la porte de sa maison, Filmore Avenue, dans le quartier de Gentilly. (Ludovic Pauchant / Radio France)

Joseph travaillait dans une épicerie, mais avec la pandémie, il a perdu son travail. Parallèlement, il milite pour défendre les droits de la communauté afro et LGBTQ+. "Les gens vivent dans la pauvreté, 40 % des habitants de la ville n'ont pas accès à internet, s’exclame Joseph. Cette ville noire prend les impôts mais qui en profite ? Le Superdome ! [Le Mercedes-Benz Superdome, anciennement Louisiana Superdome, est le stade couvert de La Nouvelle-Orléans dans lequel s'entraîne depuis 1975 l’équipe des Saints de la National Football League. Il accueille tous les ans quelque 79 000 spectateurs à l’occasion du Sugar Bowl]. Est-ce cela dont les Noirs ont besoin ici ?"

Lui a voté Biden, parce qu’il fallait bien tourner la page Trump, et aussi parce que sa communauté est découragée d’aller voter par les Républicains aux commandes de la Louisiane qui savent que leur vote ne leur sera pas favorable. Depuis la fin de la guerre de Sécession en 1865, chaque État est en effet libre d’organiser à sa guise les modalités des élections : découpage électoral, conditions pour voter… Et depuis longtemps, les Noirs ont été mis à l’écart. Aussi faut-il, pour Joseph, que les choses changent. C’est sur ce point que les démocrates trouvent grâce à ses yeux. "Heureusement pour moi, mon bureau de vote est juste là, explique Joseph. Donc j'ouvre ma porte, je marche, je rentre chez moi et je vote."

"Cela devrait être facile pour tout le monde d'aller voter mais… ce n'est pas le cas. Dans les faits, tout le monde n’a pas le droit au vote."

Joseph Coco

à franceinfo

Joseph a tenu à nous ramener à City Park, où nous avons laissé notre voiture. Nous retournons vers Jackson Park, où nous attend Adam Sekuler. Documentariste et réalisateur à La Nouvelle-Orléans, les yeux rieurs, la trentaine débonnaire et un béret vissé sur la tête, ce professeur de cinéma à l’université de Louisiane, à Lafayette, témoigne de son expérience de Blanc, alors qu’il tenait un bureau de vote le jour de l'élection présidentielle sur West Bank, la rive ouest du Mississipi, un quartier principalement peuplé d’Africains-Américains. Là, le catalyseur à rêves de la prospérité à l’américaine s’est arrêté au bord de la rue qui sépare d’un côté, la communauté blanche et aisée, et de l’autre la communauté afro-américaine, laissée à l'abandon, oubliée par le niveau fédéral et délibérément mise à l’écart des choses publiques par les républicains louisianais.

"Dans mon bureau de vote, explique Adam Sekuler. Il y avait un peu plus d'une centaine de personnes qui n'avaient pas voté depuis huit ans et l’élection de Barack Obama. Leurs noms ont donc été rayés des listes électorales et ils n’avaient donc pas le droit de voter. Et personnes ne les a averties..."

"Il y avait des citoyens récemment libérés de prison et qui sont donc, depuis peu, autorisés à voter, mais qui devaient présenter un papier supplémentaire. Et ils n'ont évidemment été informés par personne."

Adam Sekuler

à franceinfo

"D’autres personnes se présentaient, poursuit Adam, mais ils ne pouvaient pas voter ici parce qu’entre-temps, leur circonscription avait été réattribuée et aucune information ne leur avait été communiquée. Nous les avons réorientés vers la bonne circonscription, mais je crois que cela en a découragé une bonne partie…"

Adam raconte aussi les nombreuses fois où des électeurs analphabètes prétextaient, gênés, d’avoir oublié leurs lunettes et demander une paire d’yeux pour lire le nom des candidats. Une réalité courante chez les plus pauvres de cette communauté. Dégoûtés, certains sont partis sans voter. "Un homme m'a dit : 'Ils veulent que nous votions, je suis venu ici mais on ne nous informe de rien...', se souvient Adam, en repoussant son verre d'eau gazeuse devant lui. Il est parti, vraiment en colère. Il y avait tellement de gens dont on pouvait voir le visage, à quel point ils étaient tristes. Comme une fierté qui s’évaporait, qui quittait leur corps, littéralement. C’est décourageant et je crains que beaucoup d'entre eux n'essaient plus jamais de voter."

Dans ce contexte, la victoire démocrate à Washington a laissé un goût acide-amer. Donald Trump a obtenu plus de 73 millions de voix lors de l’élection présidentielle de 2020, soit près de 10 millions supplémentaires par rapport à 2016. Pas suffisant pour l’emporter. Mais suffisamment pour fixer les rancœurs et figer le fossé qui sépare les uns des autres. La communauté afro-américaine de La Nouvelle-Orléans, place forte bleu démocrate retranchée dans un État rouge républicain, est coincée dans ses crispations, frustrée dans ses élans progressistes, balancée entre son identité créole et les dynamiques successives d’américanisation. 

Malcom Suber a vu La Nouvelle Orléans se gentrifier et jeter à l'écart ses gamins des quartiers qui doutent aujourd'hui que quelqu'un s'intéresse vraiment à eux, démocrate ou républicain. (Ludovic Pauchant / Radio France)

Le lendemain, nous sommes retournés à City Park, cette immense étendue verte logée au nord de la ville, presque sur les rives du lac Pontchartrain. Le Covid, encore : notre interlocuteur, septuagénaire, préférait un lieu ouvert. Nous nous asseyons sous un grand préau en bordure du parc. Cela fait quarante ans que Malcom Suber habite La Nouvelle-Orléans. Il a vu la ville se gentrifier, les gamins des ghettos devenir grands. Et les candidats et leurs promesses défiler. Le nouveau président ne lui inspire qu’une moue mi-dubitative, mi-écoeurée.

Joe Biden peine à imposer une figure honorable

Même flanqué de l’ombre de Barack Obama, qui conserve, malgré son bilan mitigé, la bienveillance des Noirs-Américains, Joe Biden peine à imposer une figure honorable. "Joe Biden est un conservateur et il est opposé aux politiques progressistes, affirme Malcolm Suber calmement, en s’asseyant sur un banc. Il s'est toujours opposé à des choses qui sont très importantes pour la communauté noire et il est l’un des responsables de l’incarcération massive des Noirs." Il réajuste son masque et remonte son col pour se protéger du vent qui balaie le préau glacé. Et cite en exemple l’opposition de Joe Biden, dans les années 1970, au "busing", une politique utilisée jusque dans les années 1990 pour favoriser la mixité sociale dans les écoles en transportant en bus des enfants blancs vers des écoles majoritairement noires ou latinos, et inversement. Ou, lorsqu’en 1984, il avait permis en s’alliant avec les Républicains la promulgation d’un important projet de loi contre la criminalité. Avec, en sus, par exemple, des peines renforcées pour le trafic de drogue, qui gangrène alors (et encore aujourd’hui dans une moindre mesure) la communauté afro-américaine.

Malcom Suber concède que l’ascension de Kamala Harris à la vice-présidence peut s'avérer un mieux pour l’égalité homme-femme, mais sourit à l’idée qu’elle puisse incarner un progrès social plus général. "Clairement, souligne-t-il, historiquement, c'est un progrès, mais étant donné sa responsabilité dans les politiques d'incarcération massive quand elle était procureur général et procureur de la ville de San Francisco, on ne peut pas dire qu'elle soit progressiste non plus…"

Ce soir-là, nous tirons un bord à Baton-Rouge, la capitale administrative de la Louisiane. Un peu plus de quatre-vingt miles sur l’Interstate 10 séparent La Nouvelle-Orléans, capitale culturelle, de sa cousine. Nous retrouvons, dans le lobby d’un hôtel d’affaires construit en bordure d’autoroute, Daniele Simpson.

Le parking de l'hôtel où Daniele Simpson est logé à Baton Rouge. (LUDOVIC PAUCHANT / RADIOFRANCE)

Le trentenaire a suspendu sa carrière dans l’aéronautique pour rejoindre les volontaires du Department of Health and Human Services, l’équivalent lointain du ministère de la Santé français. Il organise les opérations de prévention et les distributions de masques pour protéger les populations précarisées du Covid-19.

"Il n'y a pas beaucoup d’espoirs avec cette nouvelle administration, soupire-t-il, acerbe. Je suis fatigué des 'premiers' : premier président noir, première vice-présidente... La communauté noire a besoin de progrès, de vrais progrès. Les 'premiers' quelque chose ne donnent pas de nourriture pour les pauvres et ne réduisent pas le chômage."

Partout dans la ville, des encarts collés sur la brique invitent la communauté afro working class à voter. (Ludovic Pauchant / Radio Francce)

Dehors, la nuit prend ses quartiers sur Bâton Rouge et les travailleurs solitaires garent les uns après les autres leur voiture sur le parking un peu triste de l'hôtel. Daniele fait une pause, étend ses jambes devant lui et s’enfonce un peu plus dans le canapé gris. "La majorité des Noirs travaillent dans les industries, par exemple agro-alimentaires, avec des salaires très bas, alors que les prix explosent, poursuit-il. Notre système médical est complètement cassé, il n’y a pas d’assurance santé universelle, comme dans d’autres pays. Beaucoup d’Américains ont peur du communisme et considèrent que des progrès comme l’assurance santé universelle, c’est anti-américain… J’espère que cela changera avec Joe Biden, mais je n’y crois pas."

"Nous avons beaucoup de barrières pour vraiment profiter du système américain, que ce soit pour faire des études, ou faire carrière. Le racisme est encore présent et il était déjà là sous Obama et les autres présidents. Cela ne va pas changer en quatre ans…"

Daniele Simpson

à franceinfo

Le lendemain matin, de retour à La Nouvelle-Orléans, nous retrouvons une partie de ces doutes dans les mots de Lawson Lota. Guide touristique sans activité depuis la crise sanitaire, le trentenaire, à l’allure bonhomme et au français parfait, enseigne la langue de Molière dans un lycée privé pour filles de la ville.

Un optimisme "prudent”

Comme Daniele, Lawson affiche une méfiance de principe pour l’administration démocrate qui s’installe, mais y voit l’espoir d’un apaisement. "Joe Biden représente un retour à une vie normale, parce qu'elle ne l'était pas avant, souligne Lawson. Nous sommes un pays fier de ses valeurs et nous exigeons souvent que les autres pays respectent ces valeurs. Mais si le président lui-même, comme Donald Trump, ne représente pas les valeurs du pays, pour les Américains, ce n'est pas une vie normale." "Qu'est-ce que cela va produire ?, s’interroge-t-il. Je ne sais pas. J'ai un optimisme prudent, mais je pense que c'est un homme qui, grâce aux années passées avec Obama, comprend bien les expériences des Afro-Américains."

"Si on est afro-américain, il y a toujours quelqu'un prêt à vous rétorquer que si on ne se sent pas libre ici, il faut retourner au foyer de vos ancêtres, poursuit Lawson. Et c'est l'ironie de notre existence : nous sommes le seul groupe à ne pas être venu ici volontairement. Nos ancêtres étaient des esclaves kidnappés, retirés de leur foyer et forcés à travailler pendant un siècle gratuitement. Il me semble qu’à ce titre, nous avons bien contribué… Et le choix de Kamala Harris comme vice-présidente représente à cet égard beaucoup pour moi."

En regagnant notre hôtel, nous recevons un message de Raymond Price, jeune journaliste néo-orléanais, qui nous donne rendez-vous le lendemain en plein quartier afro, sur Chef Menteur Highway.

Raymond Price, jeune journaliste néo-orléanais, en plein quartier afro, sur Chef Menteur Highway. (Ludovic Pauchant / Radio France)

Nous le rejoignons dans l’après-midi dans un café tenu par un Noir chrétien, fréquenté par une clientèle essentiellement afro-américaine. "Après quatre ans de Donald Trump, de haine et de divisions, je pense que nous avons maintenant besoin d’espoir, avance Raymond d'une voix douce. Avec le ticket Biden-Harris, les choses seront différentes. Biden a été élu sénateur du Delaware en 1972. Cela fait quarante ou cinquante ans qu’il est dans la politique ! Et Kamala Harris peut faire figure d’exemple, par exemple, pour un enfant noir, qui maintenant pourra croire en son avenir."

Les démocrates ont beaucoup promis et à en croire certains, ils ont peu donné. Voire rien du tout. Lors du mouvement Black Lives Matter, La Nouvelle-Orléans n’a pas connu de flambée de violences, comme à Ferguson. Ou comme à Atlanta, dans l’État voisin de Géorgie, bastion de la Sun Belt arraché de justesse aux républicains. Ville prospère, où CNN et Coca-Cola ont choisi d’installer leurs sièges sociaux, l’ancienne capitale des États du Sud est une ville de flux, où l’on s’installe pour réussir. La Louisiane, en miroir, fait figure d'État à part. Et La Nouvelle-Orléans de ville extraterrestre. Son identité forte rassemble dans la division. Ne dit-on pas que l’on y naît pour y revenir toujours ? De ses rancœurs, la communauté afro-américaine de "Nola" en a fait une sorte de consensus prudent.

À l’entendre, Joe Biden devra se souvenir de ces électeurs-là et ménager les patiences. Ils en ont eu beaucoup, de la patience. Cela fait trente ans que Joane Toval, infirmière à la retraite, et son mari Brian, informaticien dans l'industrie prospère en Louisiane du service médical, et musicien professionnel, ont élu domicile Esplanade Avenue, au nord du quartier français, l’avenue chic des riches créoles, entre le Tremé et Seventh Ward. Il faudra plusieurs années pour que les voisins de Joane lui adressent la parole, à elle, la Noire, parce qu’un couple d’Afro-Américains propriétaires de leur maison semblait suspect. Allait-elle bien tenir son logis ? Le couple n’allait-il pas troubler par sa présence indésirable la quiétude du quartier ?

Les regards, pourtant, changent

Aujourd’hui parfaitement intégrée, elle a vu les regards changer. "J'ai grandi dans une ville raciste où le Ku Klux Klan, avec ses cagoules, brûlait des croix devant les maisons des gens, explique Joane tranquillement, en s’asseyant sur une chaise en osier sous le porche de la coquette maison de sa voisine. Quand Donald Trump a utilisé le slogan 'Make America great again', cela n'avait rien à voir avec la grandeur américaine, car l'Amérique n'a jamais été grande pour les gens de couleur. Mais petit à petit, partout dans le monde les Blancs ont rejoint le mouvement Black Lives Matter. Beaucoup de gens ont ouvert les yeux. Alors je suis, prudemment, très très prudemment, optimiste." "This too shall pass", finalement : cela ira, vaille que vaille. Joane s'est redressée, amusée, sur sa chaise. Il a fait un peu plus chaud, vers midi sur "Nola", et après ce fugace bout de printemps, caché derrière un bandana coloré, masque de fortune, chacun avait repris le travail, au ralenti, en demi-saison, tantôt confiant, tantôt dubitatif.

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