"L'intelligence artificielle va bouleverser nos vies parce qu'on va travailler de plus en plus", analyse un spécialiste
Beaucoup de questions se posent sur l'intelligence artificielle, sur ChatGPT notamment, et leur impact sur le travail et l'emploi. "On va être dans un monde où la quantité de contenus qui va être produite va exploser. Et ces algorithmes, eux, ne sont pas très bons pour trier les contenus", affirme vendredi 14 juin Thierry Rayna, professeur de l’École Polytechnique, chercheur au laboratoire CNRS i3 et économiste de formation. Pour ce chercheur, l'IA n'est pas forcément synonyme de destruction d'emplois, au contraire, "l'IA va bouleverser nos vies parce qu'on va travailler de plus en plus".
Le chercheur pointe la multiplication des contenus, les deep fake et la nécessité de vérifier ces contenus : "On va travailler de plus en plus, puisqu'on va avoir de plus en plus de contenus, de plus en plus de news d'ailleurs, probablement, beaucoup de fake news, on en a vu les deep fake, beaucoup plus de choses à filtrer".
franceinfo : De quoi on parle quand on parle d'intelligence artificielle ? Il y a l'IA générative, il y a l'IA discriminative. C'est quoi la différence ?
Thierry Rayna : Je pense que c'est de là d'où vient le problème. C'est-à-dire que l'IA, c'est devenu un vrai fourre-tout et des IA, il y en a, mais de toutes les sortes. Il y en a qui sont à base de règles, il y en a qui sont à base de petits objets qu'on va rendre intelligents en collectivité. Et puis il y a les IA qu'on appelle à base d'apprentissage machine, et là, que ce soit IA générative ou IA discrimination, elles fonctionnent de la même manière. Grosso modo, on va donner de l'information, un algorithme et essayer de lui faire deviner en fait l'information manquante. Donc, par exemple, quand on entraîne un ChatGPT, on prend du texte, on va retirer des mots et on va demander à la machine d'apprendre les mots. Donc l'IA traditionnelle, ce qu'on va chercher à faire, c'est qu'on prenait des gros jeux de données et on essayait d'en tirer du sens. Donc quelle est la tendance ? Ce texte, de quoi est ce qu'il parle ? L'IA générative, en fait, l'idée ça a été d'inverser ça et de dire puisque finalement, l'IA n'est pas forcément si bonne que ça à faire le tri dans les données, on va lui faire créer des données additionnelles, donc on va créer du texte, on va créer des images.
Quels nouveaux usages peuvent voir le jour quand on est une entreprise avec de l'IA générative ?
La plupart des cas d'usage de l'IA générative qu'on voit à l'heure actuelle sont des cas d'usage d'IA traditionnels recyclées. C'est-à-dire qu'on essaye toujours de prendre des données et d'essayer de comprendre ce qui est dans les données, alors que les vrais cas d'usage, l'IA générative, c'est quand on va créer des choses. Et ça c'est pas dire qu'il n'y a pas de cas d'usage pour les entreprises, mais ce n'est pas du tout évident que ce soit forcément très intéressant pour elles, dans la mesure où en fait, les entreprises, très souvent, ont déjà beaucoup de données, elles ont accès à beaucoup de choses et ce qu'elles essaient de faire, c'est de donner du sens à ces données. Donc l'idée qu'on puisse créer une image ou qu'on puisse créer du texte, ça marche, mais ça a ses limites. Le problème, c'est que ce qu'on entend relativement peu, c'est qu'il y a une vraie asymétrie en fait, dans cette IA à base d'apprentissage machine. Ces algorithmes d'IA sont très bons pour créer du contenu, mais très mauvais pour sélectionner du contenu.
"Même pour un usage aussi basique qu'un chatbot, créer du texte pour le chatbot, c'est bien, mais le chatbot n'est en général pas très bon pour comprendre le problème."
Thierry Raynasur franceinfo
Et donc c'est pour ça qu'il y a beaucoup de cas d'usage qu'on voit à l'heure actuelle, qu'il faudra retenir, dans dix ans on rigolera beaucoup en fait.
On entend beaucoup dire l'IA va détruire des emplois, l'IA va remplacer mon poste. Quel regard il faut porter sur ça ?
Il y a beaucoup d'études qui ont été faites. Le problème, c'est que la plupart de ces études ont regardé uniquement l'aspect créativité. C'est-à-dire que, grosso modo, on va prendre le travail de quelqu'un et dire cette personne écrit tant d'e-mails par jour et donc, grâce à l'IA générative, au lieu de passer dix minutes à créer un email, il appuie sur un bouton email est écrit. Donc ça veut dire que ce sont des gains de temps. Et ça veut dire qu'à la place d'avoir dix personnes comme cette personne, on en prend la moitié. Mais ce qu'on n'arrive pas à comprendre, c'est qu'en fait, oui, pour écrire des emails, c'est très bien, mais pour trier des emails, c'est très mauvais. Et donc, on va être dans un monde où la quantité de contenus qui va être produite va exploser. Et ces algorithmes, eux, ne sont pas très bons pour trier les contenus.
Donc il y aura toujours de l'humain ?
Il faudra encore plus d'humain. Parce qu'en fait, ce qui se passe, c'est qu'à l'heure actuelle, tout le monde reçoit trop d'emails, mais en fait on n'en reçoit pas autant que demain. Parce que écrire un e-mail, ça prend du temps, mais déjà aujourd'hui, on appuie sur un bouton, le texte est généré. Mais ça n'empêche pas qu'il faut toujours de l'humain pour trier les emails parce qu'un algorithme est simplement capable d'identifier l'email moyen. Mais l'email urgent de votre boss par exemple, ça, ça va typiquement passer à la trappe.
On répète souvent que ces nouveautés sont une rupture avec des algorithmes comme celui d'OpenAI, mais parfois, on découvre la lune, les GAFAM avaient eux-mêmes des algorithmes. Qu'est-ce qui change ?
C'est très intéressant parce que ça s'est produit pour à peu près toutes les autres technologies numériques. Effectivement, contrairement à ce qu'on entend dans ce qu'a fait OpenAI avec ChatGPT, technologiquement il n'y a rien de neuf, en termes de data et de quantité de data, y a rien de neuf. On est vraiment sur une progression assez continue, la fameuse loi de Moore, donc tout à fait prévisible. Et même l'IA générative ce n'est pas quelque chose de neuf. La seule chose qui est réellement neuf en fait, c'est que cette entreprise, qui n'avait pas les meilleurs algorithmes, qui a pris d'ailleurs une vieille version de son algorithme, l'a mise en accès illimité à tout le monde. Comme à chaque fois, comme ça a été le cas avec le web, avec le MP3, ce qui fait la rupture en fait, c'est qu'au lieu que ce soit des entreprises qui essaient de deviner ce que les gens peuvent faire de ces technologies, les gens s'emparent de ces technologies et commencent à faire tout et absolument n'importe quoi, comme écrire du code avec ChatGPT ou faire des encyclopédies collaboratives. À la base, ce sont des idées qui honnêtement, ont l'air d'être complètement débiles et qui pourtant fonctionnent. Donc c'est de là que vient la rupture. Ce n'est pas qu'on a fait des progrès technologiques, c'est en fait l'ouverture et l'accès massif à ces technologies qui fait que tout le monde peut les utiliser pour faire ce que bon leur semble, y compris des choses qui n'ont pas du sens pour les entreprises, qui créent finalement les usages et la rupture.
Par exemple, que change l'intelligence artificielle pour une usine ?
L'IA générative, absolument rien, puisqu'une usine, ce qu'on veut c'est maîtriser des process, avoir des réponses exactes, alors que là, on va chercher à ajouter des données. Donc peut-être que ça pourrait changer, par exemple si l'idée c'était qu'on avait besoin dans l'usine de personnaliser un produit, ça pourrait permettre de personnaliser le produit plus rapidement, changer les couleurs, ou faire des images, etc. Mais encore une fois, il ne faut pas se leurrer, ces algorithmes fonctionnent sur une moyenne, ce sont des statistiques, c'est la moyenne. Donc en fait, la seule innovation qu'on peut avoir, c'est la moyenne. Donc si on veut des personnalisations moyennes, ça marche très bien.
"Si on veut une vraie œuvre d'art, il va falloir des gens qui sont bien câblés et qui sont capables de faire le travail."
Thierry Raynasur franceinfo
Il y aura toujours quelqu'un derrière un poste, l'IA ne va pas bouleverser nos vies, mais l'adapter peut-être ?
Ce qui est assez clair, c'est que l'IA va bouleverser nos vies parce qu'on va travailler de plus en plus. On va travailler de plus en plus, puisqu'on va avoir de plus en plus de contenus, de plus en plus de news d'ailleurs, probablement, beaucoup de fake news, on en a vu les deep fake, beaucoup plus de choses à filtrer. Et on va avoir aussi tout un tas d'opportunités. Tout le monde peut s'improviser musicien, tout le monde peut s'improviser artiste, tout le monde peut s'improviser écrivain. Encore une fois, vous ne deviendrez pas un musicien fantastique ou un artiste extraordinaire, vous serez un artiste moyen, mais c'est déjà pas mal. C'est clair qu'on va travailler beaucoup plus. En revanche, ce qui est aussi sûr, c'est que cette IA générative permet à peu près à tout le monde de devenir moyen. Ça veut dire qu'il y a beaucoup de travail que les entreprises auparavant faisaient seules, que maintenant les individus vont être capables de faire.
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