L'affaire Buisson ou la revanche de l'écriture
Depuis quelques jours, l'affaire
Buisson est au centre des débats : l'ancien conseiller du président Nicolas
Sarkozy, Patrick Buisson, a enregistré des réunions et des conversations privées
avec le président en exercice. Il se rendait, semble-t-il, aux rendez-vous avec
Nicolas Sarkozy, à l'Elysée, en portant sur lui un dictaphone qui tournait, et
passait ainsi devant les gardes républicains, sans que personne n'en sût rien.
Pour l'instant, les transcriptions
de ces enregistrements qui ont été publiées par le siteAtlantico et le
Canard enchaîné n'ont rien de vraiment embarrassant, elles ne touchent
pas à des secrets d'Etat et ne révèlent rien sur les affaires judiciaires en
cours. Les coulisses du remaniement ministériel de 2011 n'ont pas été l'occasion
de sorties bouleversantes. Cependant, il est difficile de prédire comment va
évoluer cette affaire : il existerait de nombreuses heures d'enregistrement de
Nicolas Sarkozy non encore diffusées, et par ailleurs l'ancien président ainsi
que son épouse Carla Bruni ont porté plainte hier pour atteinte à l'intimité de
la vie privée.
Au passage, il y a quelque chose
d'édifiant dans cette affaire : quand vous recourez aux services d'un conseiller
qui vient de l'extrême droite (je rappelle que Patrick Buisson a été journaliste
à Minute, directeur de la rédaction du Crapouillot, qu'il a publié un album de
photographies hagiographique sur Jean-Marie Le Pen en 1984), vous avez beau jeu,
après-coup, de vous indigner qu'il emploie des méthodes
crapouilleuses.
Mais je voudrais proposer sur
cette affaire un éclairage latéral, décalé : ces péripéties doivent nous amener
à réfléchir à la méthode adéquate pour documenter l'Histoire
contemporaine.
Vous voulez dire que
c'est surtout la méthode de Buisson qui pose
problème ?
Oui ! Il n'y aurait rien eu de
choquant, aucun maelstrom médiatique et judiciaire, aucun risque de chantage non
plus, si Patrick Buisson avait tenu en marge de son activité de conseiller du
président un carnet de bord ou un journal intime, s'il avait rédigé des
mémoires. C'est ainsi que se conduisaient Saint-Simon, Chateaubriand, le
cardinal de Retz et les grands mémorialistes, qui en tant que témoins
privilégiés de l'Histoire collectaient des verbatims, rapportaient des
conversations, faisaient des portraits en pied des puissants de ce monde après
les avoir rencontrés. Mais l'écriture ajoute la subjectivité d'un auteur au
réel. Elle laisse toujours une marge à l'incertitude et à l'interprétation : on
peut toujours dire que celui qui écrit a mal mémorisé ou déformé un propos. Il
ne fournit en aucun cas des preuves. Toute écriture de l'histoire immédiate est
déjà un récit.
A cet égard, il est intéressant de
convoquer ici, non pas un philosophe, mais un grand écrivain américain qui a
beaucoup réfléchi à ces questions, Truman Capote. Truman Capote, pour écrire son
roman De sang-froid d'après un fait divers, un quadruple crime, et donc
d'après une enquête, s'est rendu compte que le dictaphone posait un problème.
Car enregistrer vos interlocuteurs à leur insu, c'est complètement immoral – de
plus, cela n'aurait pas été simple au début des années 1950, à cause de la
taille des appareils. Mais poser un enregistreur sur la table n'est pas
forcément bon non plus, quand vous enquêtez : quand ils se savent enregistrés,
les gens se surveillent et se censurent, donc vous introduisez un outil qui
risque de biaiser voire de barrer votre accès à
l'information.
Quelle est donc la
solution, la méthode adéquate ?
Eh bien, la mémoire vivante et
l'écriture. Truman Capote s'est entraîné systématiquement à mémoriser les
conversations avec ses amis, puis avec ceux qu'il rencontrait pour son enquête.
Au sommet de sa forme, il était capable, juste après coup, à chaud, de
retranscrire deux heures de conversation. Il a même transformé certaines
conversations privées qu'il a eues, notamment avec Marilyn Monroe, en nouvelles,
on trouve ça dans Musique pour caméléons . Cette approche, par la mémoire
et par l'écriture, ne pose pas vraiment de problème moral, il ne s'agit pas
d'une trahison. Et en ces temps où l'enregistrement numérique devient la règle,
pour Patrick Buisson comme pour la NSA, il est bon de rappeler cette vertu de
l'écriture.
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