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Enquête
Paris 2024 : une filière franco-turque employait de nombreux clandestins sur des chantiers des Jeux olympiques
Le village olympique à Saint-Ouen, la piscine de Marville, et la tour Pleyel que l'on transforme en hôtel de luxe à Saint-Denis : tous ces chantiers des Jeux olympiques de 2024 ont eu recours à des travailleurs sans-papiers. Le 20 juin 2023, un groupe de dix d’entre eux avaient assigné plusieurs entreprises aux prud’hommes de Bobigny. Ces ouvriers originaires d'Afrique subsaharienne, affectés aux travaux les plus pénibles, avaient été embauchés sans contrat de travail ni fiche de paie, congés payés, heures supplémentaires, ni prise en charge des frais de transports et de déjeuner, par neuf entreprises, sous-traitantes de deux "géants" du secteur : GCC et Spie-Batignolles.
Ces ouvriers étaient payés alternativement en liquide, en chèque ou par virement bancaire. Les recrutements se faisaient par bouche-à-oreille au sein des diasporas malienne, gabonaise, sénégalaise, congolaise ou mauritanienne d'Île-de-France. À lui seul, Mamadou (prénom d’emprunt) avait présenté quatre de ses compatriotes à son "chef", qui les a ensuite embauchés sur des chantiers.
Ce trentenaire originaire de Bamako, au Mali, est arrivé en France début 2018 après avoir traversé la Méditerranée dans des conditions très difficiles. Il affirme que son employeur a tout fait pour brouiller les pistes. "Chaque année, l'entreprise changeait mon nom [sur le badge]. L'année dernière elle a écrit Wali. L'année d’après, Moussa. Et l’année prochaine, ce sera Adama, ironise le travailleur. Même si on faisait des heures supplémentaires, on touchait le même salaire. Chaque mois, je percevais entre 1 500 et 1 600 euros, et 1 800 à 1 900 euros si je travaillais le samedi".
Autre grief : Mamadou et ses collègues expliquent que sur les chantiers, leurs patrons ne leur fournissaient que des gants. Ils devaient acheter eux-mêmes leurs chaussures de sécurité, leurs casques et leurs vêtements de travail. Les blessures étaient fréquentes, poursuit-il en montrant une cicatrice sous son nez : "En 2019, j'ai eu un accident. J'avais un marteau. J'ai tapé contre un mur. Une vitre s'est cassée et je me suis blessé. J'ai appelé le patron en lui disant que j'avais eu un accident du travail. Il m'a dit : 'Ah non. Si tu as un accident du travail, je ne te paye pas'". Dès qu'il a manifesté son intention de se rapprocher de la CGT pour régulariser sa situation, Mamadou dit avoir été renvoyé. Il raconte avoir dû renoncer à 2 500 euros d’impayés. Son ancien contremaître a bloqué son numéro pour qu'il ne puisse plus le joindre.
Dans le cadre de la procédure lancée par Mamadou et ses neuf camarades, deux donneurs d'ordres et neuf sous-traitants ont été identifiés. Mais coup de théâtre, récemment, trois des entreprises sous-traitantes ont fermé. Par une procédure amiable, elles ont été radiées des registres du commerce. Les entreprises EPS et ISO-TP, enregistrées respectivement aux tribunaux de commerce de Créteil dans le Val-de-Marne et Pontoise dans le Val-d'Oise, ont, les premières, cessé d'exister quelques heures avant la saisine des prud'hommes. La conséquence de cette procédure est immédiate : aucune action ne peut plus être intentée contre elles ou leurs anciens gérants. Il n'y a plus personne à convoquer aux prud'hommes. "La société ayant été radiée du registre du commerce, il n'y a plus rien à lui reprocher" déplore Maria-Beatriz Salgado, professeure des Universités en droit privé au Conservatoire national des arts et métiers. Si le préjudice des plaignants devait être établi, ils devraient se retourner vers les donneurs d’ordres des sous-traitants disparus, ce qui rallongerait la procédure de plusieurs mois.
Deux autres entreprises mises en cause (BMCR et MCR Bâtiment) se sont, quant à elles, placées en liquidation judiciaire les 23 et 30 novembre 2022, soit avant le début de la procédure prud'homale, mais après une enquête diligentée par l'inspection du travail de Seine-Saint-Denis. Là encore, si les plaignants devaient être indemnisés, la somme ne serait pas acquittée par leurs anciens employeurs, puisqu’ils sont en cessation de paiement. Ce serait alors à l'Association de Garantie des Salaires (AGS), une sorte d’assurance parapublique financée par les cotisations patronales, d’indemniser les travailleurs. Quant aux quatre autres entreprises mises en cause : l'une est introuvable et l'autre affirme ne pas être liée à l’un des chantiers litigieux.
Un réseau franco-turc
Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, outre la première procédure, 14 autres ouvriers sans-papiers ont assigné leurs employeurs devant les prud'hommes. Ce nouveau litige concerne 11 sociétés supplémentaires dont au-moins neuf ont, elles aussi, été placées en liquidation. Toutes fonctionnent sur le modèle déjà observé dans la première procédure, décrypte Jean-Albert Guidou, un inspecteur des impôts devenu secrétaire de l’union locale de la CGT à Bobigny : "Elles ont un caractère éphémère avec un capital social de 1 000 à 2 000 euros seulement. Elles n'ont pas de matériel. Leurs sièges sont des boîtes aux lettres, situées parfois au domicile du gérant. Au pire, une société sera liquidée. Mais lorsque vous avez engagé 1 000 ou 2 000 euros, le jeu en vaut la chandelle. Et si un maillon tombe, le réseau, lui, demeure".
Au sein de ce "système", nous avons découvert un véritable entrelacs de plusieurs sous-traitants domiciliés aux mêmes adresses, parfois chez des prestataires qui louent des bureaux professionnels à Paris, Sarcelles et Saint-Denis. Dans cette dernière commune, les bureaux se trouvent à quelques dizaines de mètres seulement des installations olympiques. "Nous voyons essentiellement des gens aux origines turques, pakistanaises ou portugaises, observe le gérant des lieux. La location des locaux coûte entre 400 et 500 euros par mois, sans bail. C’est très souple. Il suffit de présenter une pièce d’identité. C’est tellement facile d’ouvrir ou de fermer une société. Elles ont des durées de vie assez courtes, entre un et deux ans, surtout dans le BTP".
Dans le réseau que nous avons identifié, l'immense majorité des gérants déclarés sont turcs, français originaires de Turquie ou membres de la minorité turque de Bulgarie. Ceux qui sont nés en Turquie sont tous originaires de la même ville : Yaprakli, 8 000 habitants, dans la province de Cankiri. C'est un endroit singulier, explique le politologue turc Ahmet Insel : "Le quartier Yukarıöz, rattaché à Yaprakli, est surnommé le Petit Paris. Il y a moins de 2 000 habitants en hiver, mais l'été, il passe à 7 000 grâce aux Franco-Turcs en vacances. C’est le village le plus riche de la région grâce à l’argent des expatriés". L'agence officielle turque Anadolu a consacré un article à ces Turcs de France qui reviennent au pays et travaillent presque tous dans le bâtiment. Politiquement parlant, c’est un secteur "très à droite", poursuit Ahmet Insel. Le président islamo-conservateur turc Erdogan y réalise des scores très élevés, tout comme le mouvement nationaliste des "Loups gris", dont la branche française a été dissoute par les autorités en novembre 2020. Cette année-là, des membres des "Loups gris" avaient violemment attaqué des personnes d’origine arménienne dans le Rhône et en Isère.
Une centaine de sans papiers
À la SOLIDEO, l’organisme public chargé de la supervision des 68 chantiers olympiques, dont le village des athlètes et la piscine de Marville, "on a identifié une centaine de personnes en situation de travail illégal, admet Antoine du Souich, le directeur de la stratégie. Mais nous n'avons pas connaissance de l’organisation de telles filières". Un élu francilien qui suit de près ce dossier se montre fataliste : "La SOLIDEO a développé une méthodologie de contrôle inédite à l’occasion des Jeux. Je n'avais jamais vu un tel degré d’exigence. Mais le BTP est tellement gangréné que notre système de supervision courra toujours après la réalité…"
Du côté des grands donneurs d’ordre, SPIE Batignolles n’a pas répondu à nos sollicitations. En revanche, le directeur des ressources humaines de GCC, Eric Spielmann, nous a répondu que sa société avait "pris connaissance des faits délictueux dans le cadre des enquêtes administratives menées par [l’inspection du travail] (…) Tout en précisant : la société GCC dément toute collusion des grandes entreprises du bâtiment pour favoriser des systèmes illégaux". L’inspection du travail a, quant à elle, saisi le procureur de la République de Bobigny pour travail dissimulé et emploi de salariés en situation irrégulière. La CGT a également porté plainte et s’est constituée partie civile.
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