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"On ne peut pas laisser les gens se mettre autant en danger dans la rue sans rien faire" : que faire contre le trafic de crack dans le 19e arrondissement de Paris ?

La question est jugée suffisamment préoccupante pour qu'une réunion interministérielle soit organisée lundi par Matignon. Seront présents Olivier Véran, Gérald Darmanin et la directrice de cabinet d'Éric Dupond-Moretti.

Article rédigé par David Di Giacomo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Un consommateur de crack de la place Stalingrad à Paris, photographié le 2 décembre 2020. (JOEL SAGET / AFP)

Depuis des années, le nord-est parisien est confronté à la présence de centaines de fumeurs de crack qui vivent et consomment sur place. Et ces dernières semaines, la situation avec les riverains est devenue intenable. Il a donc été décidé le mois dernier d'ouvrir les jardins d'Éole jusqu'à une heure du matin pour les consommateurs. Ils ne sont ainsi plus massés sur la place Stalingrad, située à plusieurs centaines de mètres du parc. 

Des salariés de l'association Gaïa viennent cinq fois par semaine avec leur camion devant les jardins d'Éole, pas loin de la place Stalingrad. Dès leur arrivée, des consommateurs s'approchent. En une heure, 110 défileront. Leur état physique est frappant : dents abîmés, traces de coups, silhouettes squelettiques, dos courbés, tous sont très marqués. Ils viennent chercher des pipes à crack, des préservatifs, des masques ou encore des bouteilles d'eau. José les accueille : "Là, on est le matin. Ils ont consommé pas mal pendant toute la nuit, certains n’ont pas du tout dormi. Effectivement, ils ont une apparence de personnes très précaires, à la rue, qui cumulent plusieurs facteurs de vulnérabilité et du coup, c’est plus compliqué pour elles de s’en sortir". 

"La drogue du pauvre"

L'association Gaïa distribue des kits d'inhalation pour la réduction des risques,  pour éviter des contaminations notamment quand les toxicomanes s'échangent leurs pipes à crack.  "Le crack c’est la drogue du pauvre, témoigne Aness, un consommateur d’une quarantaine d’années, tout juste sorti de prison. Maintenant, je suis en train de dormir dans la rue et de faire la manche puisque tout le monde m’a délaissé". Il espère toutefois s’en sortir. "Quand on se fait larguer par sa nana, qu’on avait une belle vie, des enfants et que tout s’écroule, on fait quoi ?", demande un autre consommateur, la trentaine. Son débit est très rapide.

"Les gens font 400 kilomètres pour venir ici voir. Ils garent la voiture. La voiture, elle reste six mois, ils ne partent plus."

Un trentenaire, consommateur de crack

à franceinfo

"Il y en a plein, plein, plein, poursuit le trentenaire qui explique : de la cocaïne avant pour s’amuser un peu. Maintenant, si tout le monde aime le crack, c’est forcément que c’est plus plaisant que la cocaïne en elle-même".

"Des hurlements toute la journée, toute la nuit"

L'association Gaïa gère la salle de consommation située près de la gare du Nord et réalise des maraudes et des distributions auprès des centaines de consommateurs de crack du 19e arrondissement. Les associations estiment qu'ils sont environ 2 000 dans le nord-est parisien. 

Les riverains ne supportent plus cette situation. David, 45 ans, habite depuis 15 ans dans un immeuble qui donne directement sur la place Stalingrad. Aujourd'hui, pour lui, la situation est devenue invivable. "C’est des hurlements toute la journée, toute la nuit. Dans le bâtiment dans lequel j’habite, les étages 1, 2, 3 ne sont plus habités depuis longtemps. C’est vraiment des gens qui dépérissent en fait, qu’on reconnaît".

"Ils perdent leurs dents, ils sont toujours accroupis, assis à ramasser des bouts virtuels qu’ils croient voir par terre, lapent le sol quand il y a des flaques, cherchent vraiment ces boulettes qu’ils ne trouveront jamais parce que c’est complètement imaginaire. C’est choquant."

David, un riverain

à franceinfo

David pense qu'il faut prendre des mesures sanitaires. Il se dit très touché par cette situation, et dans le même temps, assure que ce n'est plus possible d'être confronté à tant de misère. Il cherche un autre appartement un peu plus loin.

La mise en place de mesures sanitaires, la proposition de logements, c'est justement le combat de Fred Bladou, de l'association SOS addictions"On peut comprendre aujourd’hui que la situation soit extrêmement tendue puisque les habitants de ces quartiers vivent toute la journée au milieu de la plus grosse scène de crack d’Europe, à ciel ouvert, en plein Paris. Il faut plaider pour d’abord un logement. Une prise en charge globale des usagers, c’est vraiment la seule voie." 

"On ne peut pas laisser les gens consommer, se mettre autant en danger dans la rue, sans rien faire, poursuit Fred Bladou. Pour sortir un usager du crack, il faut un accompagnement psychosocial, mais il faut aussi qu'il ait envie de s'en sortir. Si on ne lui donne rien pour avoir envie de s'en sortir, si on le laisse dans la même misère, pourquoi se motiverait-il pour sortir de son addiction ?" 

Une drogue fabriquée dans la cuisine 

La police explique qu'elle lutte activement contre ce trafic mais que c'est très compliqué. Difficile, par exemple, de faire des flagrants-délits. La plupart des dealers, appelés  "modous", sont originaires d'Afrique de l'ouest et font partie de micro-réseaux. Ils n’ont souvent pas de papiers, ce qui complique leur identification. Virginie Lahaye pilote la CROSS, la Cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants, mise en place depuis un an. Elle permet de réunir tous les services qui luttent contre le trafic, et notamment le trafic de crack. "Les services des commissariats locaux, de la police judiciaire, du renseignement, des douanes, échangent régulièrement toutes leurs informations qui remontent du terrain", ce qui permet de mieux coordonner la lutte contre le trafic de crack dans le nord-est parisien, et particulièrement dans le 19e arrondissement. 

La semaine dernière, un dealer, semi-grossiste, a été interpellé avec à son domicile et sur lui près de 1 000 doses de crack. La technique des dealers, pour ne pas être pris, c'est de dissimuler le crack au fond de leur gorge. "Quand ils sont confrontés à un contrôle de police, très rapidement, ils avalent tous les cailloux qu’ils ont dans leur bouche. Ça peut aller jusqu’à une trentaine de cailloux. Et évidemment, on n’a pas de produits lors de l’interpellation ce qui rend plus compliqué une poursuite judiciaire", explique le commissaire Raphaël Prieur qui dirige le 2e district de la police judiciaire parisienne.

Ces dealers peuvent gagner jusqu'à 5 000 euros par mois. lIs fabriquent le crack dans leurs cuisines. "Les laboratoires de transformation sont très artisanaux et sont implantés dans les cuisines des domiciles des 'modous', poursuit le commissaire. Ce n'est pas très compliqué de transformer la cocaïne en crack, il suffit de chauffer la cocaïne à laquelle on ajoute du bicarbonate de soude ou de l'ammoniac et de respecter quelques règles que les 'modous' se transmettent". Un caillou de crack se vend une dizaine d'euros. C’est une drogue très addictive et les dealers en profitent.

"Bien souvent, ils peuvent être amenés à distribuer les premières doses de manière gratuite pour fidéliser leur clientèle et pouvoir ainsi assurer une vente régulière auprès de ces personnes qui sont vraiment malades."

Virginie Lahaye, commissaire divisionnaire

à franceinfo

Et ce sont bien des malades qu’il faut soigner, le préfet de police Didier Lallement l'a reconnu la semaine dernière devant les élus parisiens au Conseil de Paris. Pour lui, la réponse est avant tout "médicale et sociale".   

Trouver ces solutions sera tout l'enjeu de la réunion interministérielle de lundi 7 juin qui réunira à Matignon Olivier Véran, Gérald Darmanin et la directrice de cabinet d'Éric Dupond-Moretti. Pour les associations, il faut des hébergements mais aussi plus de salles de consommation, comme celle proche de la Gare du Nord. Après six ans d'expérimentation, l'Inserm juge le résultat positif. Désormais, le ministère de la Santé est également favorable à la pérennisation des salles de consommation.

C'est maintenant au Premier ministre Jean Castex de trancher. L'ensemble des acteurs s'accordent sur le fait qu'il ne faut plus réagir avec des mesures d'urgence, comme l'ouverture nocturne des jardins d'Éole, mais trouver des solutions pérennes. 

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