Reportage
Quand la lutte contre le gaspillage alimentaire pénalise les associations : "Les rayons antigaspi, ce sont des approvisionnements que nous récupérions avant"

La lutte contre le gaspillage alimentaire dans les grandes surfaces progresse au détriment, parfois, de l'aide alimentaire. Les associations voient leurs collectes alimentaires diminuer.
Article rédigé par Camille Marigaux
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Des dons collectés auprès des grandes surfaces, mars 2024. (CAMILLE MARIGAUX / RADIOFRANCE)

On trouve de plus en plus de rayons antigaspillages dans les supermarchés, avec par exemple des yaourts ou du jambon qui vont être périmés et sont vendus à prix cassés. Une aubaine pour les consommateurs face à l'inflation, sauf que cela a un impact direct sur la collecte des associations d'aide alimentaire.

Franceinfo s'est rendu à Arcueil, au sud de Paris, dans l'un des entrepôts de la Banque Alimentaire d'Île-de-France. Dès 7 heures du matin, les équipes, en majorité des bénévoles, sont sur le pont pour trier et ranger des cartons remplis de conserves, de paquets de riz ou de pâtes, ou encore des cageots de fruits et de légumes.

"Travailler main dans la main avec tous les acteurs"

Cette nourriture est destinée aux bénéficiaires de plus de 300 associations, qui viennent la récupérer sur place. Un quart de ce que récupère la banque alimentaire de Paris - Île-de-France provient de la grande distribution. Mais entre 2022 et 2023, les quantités ont baissé de 10%, explique Candice Thomas responsable des approvisionnements. "Par exemple, dans les grandes et moyennes surfaces, on voit des rayons antigaspi. Ce sont potentiellement des approvisionnements que nous récupérions avant et qu'on n'a plus aujourd'hui. Après, on va avoir des industriels qui gèrent de mieux en mieux leurs stocks, ce qui fait qu'on a un approvisionnement en donations moins important, constate Candice Thomas. Il y a tout ce sujet à creuser et à travailler main dans la main avec tous les acteurs de la filière agroalimentaire."

L'entrepôt d'Arcueil de la Banque Alimentaire de Paris - Ile-de-France, mars 2024. (CAMILLE MARIGAUX / RADIOFRANCE)

Il y a aussi ces intermédiaires apparus il y a quelques années. Des applications permettent ainsi de récupérer des paniers à moitié prix, réduisant mécaniquement les quantités destinées à l'aide alimentaire alors que le nombre de personnes qui en ont besoin, lui, augmente.

Luc, bénévole depuis plusieurs années à la Croix Rouge, confirme que les ramasses deviennent de plus en plus compliquées. "Dans les supermarchés, on arrive à récupérer très peu, un petit peu de légumes, mais pas grand-chose. Et du frais, 4 kilos de viande, c'est le maximum. Et encore, quand on les a !" Moins de nourriture donc, et de moins bonne qualité aussi : "On peut trouver parfois des yaourts, mais à date du jour, donc il faut qu'ils soient distribués dans la journée. Il y a quelques années, ils nous les donnaient à 24 ou 48 heures. Ça a beaucoup changé."

"Des excréments de rongeurs" sur les aliments

Certains aliments trop abîmés ne peuvent même pas être récupérés, malgré les conventions obligatoires entre l'association et le magasin. Amine travaille pour une épicerie solidaire de la ville de Fresnes (Val-de-Marne) qui a dû suspendre certains partenariats : "Soit la date des DLC [date limite de consommation] était passée, donc on a interdiction totale de les redistribuer, soit les fruits et légumes étaient parfois en très mauvais état. Si on prenait une pomme en main, elle s'écrasait. Parfois, en termes d'hygiène, c'était très compliqué, avec des excréments de rongeurs ou des choses comme ça. Donc on s'en sortait avec plus de 60% de ce qu'on récupérait en benne."

Et mettre tout cela à la poubelle prend beaucoup de temps. Selon l'Ademe, l'Agence de la transition écologique, ce tri a représenté 11 millions d'heures de bénévolat entre 2022 et 2023. L'Ademe estime que 16% des dons aux associations finissent à la poubelle. Ces dons jetés sont pourtant défiscalisés, constituant 65 millions d’euros de manque à gagner pour l'État.

Face à ces chiffres, le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, a reconnu que la lutte contre le gaspillage dans les grandes surfaces a aussi des effets pervers sur l'aide alimentaire qui n'avaient pas été anticipés. Face à ce qu'il a qualifié de "lacunes", il devait réunir les différents acteurs - représentants d'association, de la grande distribution et des plateformes antigaspillages - pour essayer d'améliorer les choses en fin d'année dernière. Mais cette rencontre n'a toujours pas eu lieu, indique son ministère.

La grande distribution déplore des "cas individuels" 

La Fédération du commerce et de la distribution explique que chaque magasin a le choix de vendre ou de donner les produits qui se rapprochent de la date limite de consommation. Elle reconnaît que, lors des ramasses faites par les associations, "certains magasins prennent les choses un peu moins à cœur" mais que cela reste "des cas individuels", et qu'il devrait y avoir davantage de contrôles de la part de l'État, comme le pensent aussi les associations.

Phénix fait partie des applications pionnières dans la lutte anti-gaspillage. Depuis dix ans, cette entreprise et en contact les professionnels de l'alimentaire, dont les supermarchés, avec des associations ou des particuliers qui veulent récupérer des invendus. Son dirigeant, Jean Moreau, reconnait un dilemme entre la vocation environnementale et sociale de la mission de Phénix : "J'ai l'habitude de dire que nous avons développé un médicament contre le gaspillage alimentaire, mais que nous n'avons pas encore trouvé le vaccin."

"Ce vaccin, ce serait de s'attaquer au gaspillage à la source, en commandant mieux par exemple. Si on va vers cela, on aura une mission environnementale très forte, mais on aura coupé la branche sociale sur laquelle on est assis, on risque de laisser des milliers d'associations sur le carreau."

Jean Moreau, application Phénix

à franceinfo

En effet, difficile pour les associations de se passer de ce que ne vend pas la grande distribution.  Cette dernière reste le premier fournisseur des associations d'aide alimentaire en France, avec 38% des approvisionnements selon la Fédération des banques alimentaires, qui cherche, comme d'autres, de nouveaux partenaires du côté des agriculteurs, au niveau local par exemple.

Car la distribution aux plus précaires revêt aussi un enjeu de qualité. Le gouvernement a débloqué 60 millions d'euros pour améliorer l’accès de ces associations d'aide alimentaire à des produits plus sains, dans le cadre du programme "Mieux manger pour tous". Ce programme a notamment aidé à mettre en place une application, pour mettre en relation directe des magasins qui ont des invendus avec des associations. 

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