Témoignages
Féminicides : "Ces femmes sont victimes de leur bourreau, mais aussi d'une certaine incompétence", dénoncent des familles de victimes

De plus en plus de familles de victimes décident de saisir la justice pour dénoncer les défaillances de l’État. On estime que dans un quart des cas au moins, les victimes de féminicides avaient alerté, parfois à maintes reprises, des menaces qu'elles subissaient.
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Nicolas Debaillie dénonce les dysfonctionnements des services de l'État qui ont abouti à la mort de sa sœur (MAUD WEBER)

L’une des dernières familles à avoir ainsi assigné l’État est celle de Nathalie Debaillie, tuée par son ex-compagnon à Lille le 27 mai 2019, à l'âge de 47 ans. C’est le frère de Nathalie, Nicolas Debaillie qui porte le dossier, animé par une colère froide. Il a fait déposer en décembre dernier au tribunal de Paris, par le biais de son avocate, l'assignation à laquelle se sont joints Romain et Grégory, fils et ex-mari de la quadragénaire.

En 2019, Nathalie Debaillie quitte son compagnon, Jerôme Tonneau avec lequel elle a eu une relation pendant deux ans. Ce dernier refuse la rupture et lui fait vivre un enfer. Pendant cinq mois, elle a crié dans le désert. "Ma sœur avait pris la mesure du danger qu'elle encourait. Les menaces de cet homme étaient sérieuses, et elle le savait. Il y a eu les pneus crevés, les photos de pierre tombale envoyées par SMS et autres coups de téléphone d’intimidation. Il était en permanence devant l'immeuble de la banque où Nathalie travaillait à Lille", raconte Nicolas Debaillie.

Un kidnapping dans une camionnette

"La peur de ma sœur était telle qu'elle avait décidé de garder toutes les preuves de ce harcèlement. Elle est allée quatre fois au commissariat. A trois reprises, on a seulement accepté de prendre une main courante. Il existe donc une seule plainte en bonne et due forme", déplore le frère de Nathalie Debaillie.Une plainte qu'aucun agent n'a transmise au procureur. Une plainte qui n'a donné suite à aucun acte d'enquête, à aucune convocation du mis en cause. Il s’est même produit l’inverse : Nathalie a dû un jour venir s’expliquer après que Jerôme Tonneau a porté plainte contre elle pour vol de téléphone portable. Il s’agissait juste d’un téléphone qu’il lui avait offert au cours de leurs deux ans de relation. 

Jérôme Tonneau promettait à Nathalie qu'il la mettrait un jour dans un coffre de voiture pour, ensuite, la supprimer. C'est précisément ce qu'il a fait sans que personne ne l'en empêche. Un matin, alors qu'elle arrive devant l'entrée du parking de son travail, il l'électrocute et la kidnappe dans une camionnette puis l'emmène chez lui, aidé par trois ressortissants roumains qu'il a recrutés pour son projet. Des témoins alertent la police.

"Des failles à tous les niveaux"

Les fonctionnaires missionnés mettront deux heures à se rendre au domicile de celui qui était un suspect plus qu'évident. Ils frappent à la porte. Personne ne répond. Ils repartent pour ne revenir que deux heures plus tard. Il est alors trop tard. L'enquête révélera ensuite que d'autres femmes avaient porté plainte précédemment contre Jerôme Tonneau pour harcèlement ou tentative de strangulation. Il sera jugé aux assises en juin prochain. "Que la justice condamne cet homme est une chose, mais cela ne doit pas empêcher l’État de reconnaître qu’il aurait pu empêcher la mort de ma sœur. Il y a eu des failles à absolument tous les niveaux", dénonce Nicolas Debaillie.

"Notre but, c'est que ce qui est arrivé à ma sœur serve, pour que ça ne se reproduise pas. Il faut que des enseignements soient tirés de ce drame"

Nicolas Debaillie, frère d'une victime

à franceinfo

Après la mort tragique de Nathalie, il y a eu parmi les agents du commissariat de Lille une mutation, un blâme et un avertissement. C'est "très insuffisant" pour la famille de la quadragénaire. À l'État, qu'elle assigne pour faute lourde, elle réclame 600 000 euros au titre du préjudice subi. Nicolas, Romain et Grégory veulent une audience, un examen public des manquements. "On s'évertue à se poser des questions. On n'a aucune réponse, et on a le sentiment que si personne ne pointe vraiment méthodiquement les dysfonctionnements, la cause des femmes n'avancera pas" , argumente le frère endeuillé.

Avant cette famille, d'autres ont entrepris la même démarche contre l'État. C'est le cas par exemple des parents de Chahinez Daoud, 31 ans, mère de trois enfants, brûlée vive par son ex-mari Mounir Boutaa, en pleine rue, le 4 mai 2021 à Mérignac en Gironde. Elle avait alerté maintes fois les forces de l'ordre des menaces qu’elle subissait.

Les parents de Sofya Rudeshko, 34 ans, ont choisi le même chemin et entendent eux aussi faire reconnaître la faute lourde de l’État après que leur fille a été poignardée par son ex-compagnon Christophe Bernardet en 2021. La veille, elle avait été éconduite du commissariat de Pau où elle souhaitait déposer plainte pour harcèlement et menaces de mort. Selon l’officier qui l’avait très brièvement reçue, les équipes n’avaient pas le temps d’enregistrer cette plainte.

S’attaquer à l’État n’est pas un petit défi : l'administration est une machine qui s’auto-protège. La chancellerie ne communique pas de chiffres sur les condamnations de l’État pour faute lourde après un féminicide. Nous en avons recensé trois. Cathy Thomas est la première à avoir gagné cette difficile bataille, il y a quatre ans. Sa sœur Isabelle et ses deux parents ont été tués par balle par l’ex-compagnon de sa sœur en 2014. L’homme devait être jugé pour violences sur Isabelle mais en attendant son procès, il avait été laissé libre, avec l’interdiction d’approcher son ex-compagne. Une interdiction qu’il ne respectait absolument pas. Il la suivait nuit et jour partout, en toute impunité, sans être jamais convoqué malgré les plaintes de la quadragénaire.

Un assassin qui s’est ensuite suicidé dans sa cellule de prison avant même d’avoir été jugé aux assises. En 2020, le tribunal de Paris a concédé une faille des institutions. Cathy Thomas a reçu 100 000 euros. "Ce jour-là, devant le tribunal de Paris, j’ai vraiment eu le sentiment d’être entendue. Tous les motifs de ma plainte n’ont pas été retenus, mais tout de même, c’était la première fois qu’une autorité me présentait officiellement des condoléances. Même six années après, c’était important. La justice a reconnu que cet homme ultra-violent n’avait pas respecté son contrôle judiciaire et qu’étant donné les plaintes répétées de ma sœur, il aurait dû être interpellé et placé en détention", explique Cathy Thomas.

"Ce type de reconnaissance revient à dire aux familles : 'Ces femmes sont victimes de leur bourreau, mais aussi d'une certaine incompétence.'"

Cathy Thomas, sœur d'une victime

à franceinfo

"Pour ma sœur et mes parents, c’est trop tard. J’ai mené ce combat pour celles qui vivent encore, celles qui survivent, pour essayer de faire changer les choses. Mais les choses ne changent pas assez vite. À chaque fois que j’entends à la radio parler d’un nouveau féminicide, ça me fait mal. Toutes ces femmes, c’est ma sœur. Et quand on apprend que la victime avait porté plainte ou que l’auteur était un récidiviste, avec mon mari, on est révoltés", confie Cathy Thomas, les larmes aux yeux.

Ces dernières années, il y a eu le Grenelle des violences conjugales, la multiplication des téléphones "grave danger", des bracelets anti-rapprochements pour protéger les femmes menacées.

Dénoncer les dysfonctionnements

Mais les féminicides continuent en France. Le collectif "Féminicides par compagnon ou ex" en a déjà recensé 11 en 2024. Il en avait compté 102 l’an passé. Le gouvernement a communiqué lui sur le chiffre de 94 en 2023 et donc d’une baisse par rapport à 2022, mais ces données doivent encore être consolidées.

"Dans des dossiers comme ceux-là où il y a mort de femmes, il faut un travail institutionnel global et général d’introspection au cours duquel on se pose les bonnes questions : qu’est-ce qui a dysfonctionné ? Pourquoi les policiers ont-ils pris une main courante et non une plainte ? Pourquoi rien n’a été transmis au procureur de la République, alors que plusieurs voyants étaient au rouge ? Pourquoi l’homme violent n’a jamais été interpellé ?", s’agace Me Isabelle Steyer, avocate spécialisée dans les violences conjugales.

Elle lance un appel aux familles endeuillées à saisir la justice quand l’État a fauté, et un appel aux responsables à faire vraiment plus. À une époque où le concept de justice restaurative rencontre un vrai succès, elle se prend à rêver d’une commission qui travaillerait a posteriori sur les féminicides pour recevoir les familles au cours de rendez-vous où responsables de la police, voire ministres, présenteraient des excuses officielles pour les dysfonctionnements de la police ou de la justice quand il y en a eu. On en est encore aujourd’hui assez loin.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.