"Cette pandémie nous a tous secoués : on est tombé comme un bébé dans le bain du numérique et on a appris à nager…"
24% des Français vivent dans la solitude, selon une étude du Crédoc, le centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, publiée le mois dernier. Et c'est aujourd'hui dimanche 23 janvier, la "Journée des solitudes", instaurée en 2018. Une question de société que la crise sanitaire a accentuée.
Avec le sociologue Jean Viard, directeur de recherche du CNRS, on évoque aujourd'hui, dimanche 23 janvier, à l'occasion de la "Journée des solitudes", instaurée en 2018, ce fléau de la solitude qui gagne du terrain.
Selon une étude du Credoc, (centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie), publiée en décembre dernier, quasiment un quart des Français vivent dans la solitude.
"Les mesures de distanciation sociale mises en place pour limiter la propagation du coronavirus en 2020 ont conduit à une forte fragilisation du tissu social. Sur le plan 'quantitatif', en janvier 2021, 24% de la population est en situation d’isolement relationnel (vs 14% en janvier 2020, soit 10 points de plus)", souligne cette étude.
franceinfo : Jean Viard, les études montrent que la crise sanitaire n'a rien amélioré, au contraire. Est-ce qu'elle est la seule responsable aujourd'hui ?
Jean Viard : Rappelez vous, au XIXe siècle, on parlait des "sans familles". Aujourd'hui, on parle de SDF. Il y a déjà une évolution. Au XIXe, celui qui n'avait pas de famille était considéré comme vraiment le type en déchéance totale. Nous, c'est le SDF, la figure symbolique de l'individu qui n'a plus aucun lien, ni familiaux, ni professionnels, ni même une adresse. Cela montre bien aussi l'angoisse de nos sociétés sur le cœur de solitude.
Après, il y a 10 millions de Français qui vivent tout seul. C'est pour ça que le chiffre du Crédoc est quand même très fort. Mais ces 10 millions ne sont pas tous solitaires, parce qu'il y en a qui ont des aventures à côté, qui ont des liens familiaux, etc., ou des gens qui sont peut-être en couple et qui ne se parlent plus.
Disons que la pandémie, évidemment, a accentué ce phénomène, notamment pour la jeunesse, parce que les jeunes, ils partent du domicile en général autour du bac, et puis ils démarrent dans un monde de solitude, mais de solitude de groupe, le groupe des étudiants, le groupe de la Cité U, etc. Sauf que s'ils ne peuvent pas se voir, ils ne construisent pas ces nouveaux réseaux... C'est ce qui s'est passé l'année dernière.
Et donc, vous avez plein de jeunes qui sont partis de chez leurs parents, isolés dans un petit grenier qu'ils avaient loué, un studio pas loin de la fac et là, ils n'avaient plus le droit de sortir et ne connaissaient personne. Ça a été extrêmement violent. Et ce qui est très paradoxal, c'est que plus on a vécu longtemps – puisqu'on a gagné 20 ans d'espérance de vie depuis la guerre – plus on a vécu longtemps, plus on le vit par séquence courte. C'est aussi parce qu'on est protégé.
Avec des groupes de sociabilisation différents, c'est ça ?
Voilà, des amours différents, des groupes de socialisation, des lieux, et la pandémie accélère ça, parce qu'il y a des millions de gens qui se disent : "Mais mon boulot, au fond, ça rime à quoi ?". Vous avez des démissions. Vous avez des millions de gens qui ont déménagé. Vous avez sans doute un million de couples qui ont explosé. Donc la société, on s'est trouvé d'un coup arrêté chez nous, à réfléchir pendant deux mois et en se demandant qu'est-ce que c'était notre vie ?
Ce qui est intéressant, c'est de voir qu'il y a deux grandes demandes dans la société, les gens recherchent du proche. Ils veulent se replier sur le proche familial, les parents, les enfants, parce qu'au fond, c'est ce qu'on a fait depuis deux ans. C'est la zone de sécurité depuis la mise en place premier confinement finalement, et puis le proche géographique, il y a un développement des circuits courts, du télétravail, etc.
Il y a un retour du proche, mais le proche géographique et le proche familial qui, au fond, nous permettent de faire du cocooning. Et on écarte ceux qui sont plus loin. Donc ça augmente aussi la solitude, je dirais, par exemple de cet oncle qu'on invitait tous les ans à Noël, mais au fond, il était un peu casse-pieds mais on l'invitait gentiment, on ne l'a plus invité, donc lui, sa solitude a augmenté.
On pointe beaucoup du doigt le numérique depuis 10 à 15 ans. Est-ce que le numérique joue vraiment un rôle dans l'isolement ? On sait aussi que pendant le confinement depuis deux ans, on a beaucoup échangé sur les applications de messagerie, mais est-ce qu'on n'a pas laissé sur la route, des gens qui sont un peu moins à l'aise avec ces technologies ?
Il y a 10 ou 15% des Français qui ne sont pas à l'aise du tout, voire qui n'ont même pas accès vraiment au numérique. En fait, ils peuvent avoir un téléphone portable, mais pas un ordinateur. C'est un vrai souci si vous voulez, alors c'est très compliqué parce que depuis deux ans, par le numérique, on a tous fait circuler des infos sur les vaccins, etc. À nos proches, à nos cousins.
Donc, le lien, y compris le lien inductif de conseils a été très fort, 'tu sais ma chérie tu devrais te faire vacciner etc'... Ça crée du lien, pas du lien total, parce que comme on passe du lien virtuel au lien charnel, c'est un vrai souci parce que le télétravail peut aussi amener les gens à ne plus voir. Mais à un moment, le travail, c'est aussi des affections, des plaisirs, des blagues, des repas ensemble.
Il faut bien que là-dessus, dans les années qui viennent, on va passer notre temps à réfléchir, entre le réel et le numérique, comment on trouve des équilibres, pour être à la fois heureux, productifs, sentimentaux. Je pense qu'on est entré dans une zone fluctuante, un petit peu de liens, et dans laquelle le numérique bouleverse tout.
Et cette pandémie nous a tous secoués parce qu'on a tous été jetés dans le monde numérique. C'est avec ça qu'on a communiqué entre nous, et avec nos parents, nos camarades de travail. Et donc, du coup, on est tombé comme un bébé dans le bain du numérique et on a appris à nager. Tous n'ont pas appris, et je crois que demain, il va falloir qu'on se demande quelle place ça doit avoir dans nos sociétés.
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