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Edgar Morin, penseur de la complexité : "L'une des pensées les plus intéressantes du monde d'aujourd'hui", estime Jean Viard

Avec le sociologue Jean Viard, "Question de société" revient aujourd'hui sur le grand entretien avec le sociologue et penseur Edgar Morin, 101 ans le 8 juillet prochain, entretien diffusé samedi 26 mars sur franceinfo. Edgar Morin, bouleversé par le retour de la guerre en Europe, les résurgences identitaires et les angoisses face au changement climatique. 

Article rédigé par Jules de Kiss
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, sociologue et philosophe, ici à Montpellier le 6 juillet 2021. A partir des années 1950, il occupe une place en vue dans la sociologie française. Penseur de la complexité, il définit sa façon de penser comme "constructiviste", "c’est-à-dire que je parle de la collaboration du monde extérieur et de notre esprit pour construire la réalité".  (SYLVIE CAMBON / MAXPPP)

Ce samedi 26 mars, nous recevions sur franceinfo* le sociologue et penseur Edgar Morin, bientôt 101 ans, qui sort un livre manifeste : Réveillons nous !  Edgar Morin est l'un des pairs et mentors du sociologue Jean Viard qui tous les weekends nous aide à réfléchir sur des questions de société.  

Edgar Morin, bouleversé par le retour de la guerre en Europe, cette guerre en Ukraine, par les angoisses modernes aussi, face au changement climatique, les résurgences identitaires. D'où l'importance, d'après lui, de penser le monde dans une globalité, ce qui est devenu trop rare, selon lui. 

"Nous sommes dans un monde d'experts et de spécialistes qui, chacun, ne voit qu'un petit bout de problèmes, isolés les uns des autres, alors que le propre de l'intellectuel, c'est de poser les problèmes fondamentaux et globaux qui se posent à un moment de l'Histoire. Et dans ce cas, éventuellement, de prendre parti."

Edgar Morin, sociologue et philosophe

à franceinfo


franceinfo : Prendre de la hauteur, prendre du temps dans un monde qui tourne à toute allure et par à coups, souvent violent. En quoi est-ce si important ? 

Jean Viard : Edgar Morin, effectivement je le connais depuis très longtemps. Ça fait 40 ans que je travaille avec lui. J'ai été son étudiant, j'ai fait ma thèse avec lui,  j'ai édité une quinzaine de ses livres et je le rencontre de temps en temps. Je pense que c'est une des pensées les plus intéressantes du monde d'aujourd'hui parce que on a été formatés, les uns et les autres, à séparer les choses. Bon alors, il y a l'économie. L'économie, c'est des chiffres, ça ne tient pas compte des symboles, des sentiments.

Prenons l'Ukraine, on voit bien qu'il y a des enjeux très paradoxaux. On a décrété que le marché, le commerce pouvaient régler le monde, depuis 50 ans, on fait comme ça, et on dit : et la politique, et les rapports de force, et les crises identitaires, et la mémoire traumatique du communisme, tout ça, on enlève, on fait du commerce. Ce n'est pas possible parce que le monde est à la fois commerce, guerre, amour, mémoire, violence. Et c'est un excellent exemple au fond de l'affaiblissement de la pensée sous le poids des marchands. Et donc on arrive à une situation ingérable. Tout était complexe. On ne l'a pas pensé. La vie est complexité. Et c'est ça qui est passionnant.

Dans Edgar Morin, il y a deux chercheurs, il y a quelqu'un qui est au fond un sociologue de terrain, qui a travaillé sur l'Allemagne en 1946, La Rumeur d'Orléans, (livre d'Egard Morin sur une affaire politique et médiatique en 1969, NDLR) etc. Il prend des sujets d'actualité et essaye de les piocher pour voir ce qu'il y a derrière. C'est le cœur de sa sociologie.

Mais petit à petit, depuis les années 70, il s'est lancé dans son grand livre sur La Méthode, (œuvre majeure d'Edgar Morin, constituée de six volumes, qualifiée par son auteur d'encyclopédique au sens étymologique, NDLR), un livre sur cette pensée complexe pour essayer de lutter contre un monde qu'on découpe. C'est très net à Sciences Po par exemple, vous avez des étudiants, ils ont une heure sur l'agriculture, une heure sur la chasse à courre etc, mais pour autant on n'essaye pas de leur faire faire des thèses, ou une pensée synthétique. On leur donne des savoirs qu'ils peuvent utiliser, mais pas plus que ça.

Donc, c'est ça le grand enjeu d'Edgar Morin. Comment vous voulez penser le réchauffement climatique si vous n'avez pas intégré la guerre ? On voit bien que tout est lié : nos marques de bagnole, notre énergie, nos techniques, d'un seul coup tout se désorganise sur la planète en ce moment, parce qu'on a construit un monde totalement interconnecté. Je dirais que faire la guerre dans ce monde-là, ça devient quasiment impossible, ou alors ça va faire des explosions, c'est ce qui est en train de se passer non seulement pour les malheureux Ukrainiens, mais sur l'ensemble de la planète.

Comment vous expliquez que la place des intellectuels s'est réduite ces dernières années et en quoi, assez concrètement, cela influe sur la conduite de notre monde ? 

La place des intellectuels s'est réduite, mais d'ailleurs, comme s'est réduit la place de la gauche parce que historiquement, la gauche c'était l'alliance des intellectuels et des milieux qui ne possèdent rien, comme on dit souvent, c'est-à-dire le monde ouvrier, les petits agriculteurs. Et puis la droite, c'était ceux qui possèdent : les propriétaires, les financiers, les prêtres, les institutions. Je schématise bien sûr beaucoup. Et donc au fond, le débat d'idées, petit à petit, la politique s'en est séparée. Il y a juste un chiffre, mais moi, quand j'ai commencé dans l'édition, il y a 40 ans, les essais se vendaient en moyenne à 1600 exemplaires. Aujourd'hui, on estime que c'est 700 exemplaires. Ça veut dire qu'effectivement, on lit moins. Les politiques nous consultent moins.

Au fond, le mouvement intellectuel continue d'un côté, et puis, la politique est devenue une politique de sondages, une politique de chiffres. On mesure, ils savent mesurer, mais en quoi ils entraînent la société, en quoi ils créent du désir ? Je dirais qu'on a un peu perdu le sens du désir politique, ce qui fait que les gens s'abstiennent et quelque part, je les comprends très bien. 

* L'entretien avec Edgar Morin du 26 mars 2022 sur franceinfo par Jules de Kiss

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