L'ubérisation de notre économie : "Une multitude d'inventions sont en train de se généraliser, le couple "livraison/local" restructure notre rapport au territoire"
Aujourd'hui, Uber, grande entreprise américaine, fête les dix ans de son implantation en France. On parle depuis quelque temps d'une "ubérisation" de notre consommation et du monde du travail. C'est la "question de société" du jour, avec l'éclairage du sociologue Jean Viard.
Jean Viard, sociologue, directeur de recherche au CNRS est sur franceinfo chaque weekend. On évoque aujourd'hui, le 10e anniversaire de l'implantation en France de l'entreprise américaine Uber. La France a d'ailleurs été le premier pays qui a été conquis après les États-Unis. Avec d'abord un service de véhicules avec chauffeur venu concurrencer les taxis, puis un service de livraison, de repas et même maintenant de livraison de courses. A tel point qu'on parle d'une "ubérisation" de notre consommation et du monde du travail.
franceinfo : Avec du recul. Jean Viard, est-ce qu'on peut dire que l'arrivée dUber en France, a été un grand bouleversement ?
Cela a été un bouleversement, notamment en Île de France. L'essentiel d'Uber c'est en Île de France, mais pas seulement, c'était aussi lié au fait que les taxis avaient beaucoup bloqué le nombre de véhicules. Donc, trouver un taxi à Paris aux heures de pointe, c'était un combat sans solution. Donc il y avait une demande importante chez chacun d'entre nous.
Et puis, de l'autre côté, ce qu'il faut dire aussi, c'est qu'on est entré dans un monde numérique qui bouleverse nos sociétés. Y a une multitude d'inventions qui sont en train de se généraliser et qui viennent du fait qu'on est dans une société de livraisons, et en même temps de vie de plus en plus locale, de plus en plus sur le "proche". C'est ce couple livraison/local qui restructure en fait notre rapport au territoire.
En particulier dans la crise sanitaire, est-ce que ça joue un rôle aussi dans l'amplification de ce mouvement ? Les services d'Uber et de toutes les plateformes du même genre se succèdent auprès des Français ?
Bien sûr, parce que durant la crise sanitaire, on était enfermés chez nous. Heureusement qu'il y avait le "dieu" Internet, si je peux me permettre de le dire, parce que sinon, ça aurait été encore autre chose. Mais évidemment, on a augmenté les livraisons. Il n'y a pas qu'Uber, j'irais jusqu'au livreur de pizzas du coin, c'est l'ensemble de ces systèmes de livraison qui se développent.
Et puis ce qu'on voit bien, c'est que par exemple, aux États-Unis, 20% des gens qui ont été en télétravail n'ont pas voulu revenir dans leur entreprise et se sont installés comme indépendants. Et en France, on a eu la même chose l'année dernière avec une extraordinaire explosion de gens qui cherchent dans cette énorme toile, une niche pour créer une petite entreprise.
franceinfo : Le statut d'indépendant que vous venez d'évoquer, c'est très intéressant, parce que ça nous conduit à ce deuxième volet de l'ubérisation, celui du monde du travail. Des travailleurs indépendants qui sont mis en relation avec leurs clients par une plateforme comme Uber, qui se décharge donc de toute la protection sociale et des coûts qui vont avec. C'est la grande question.
Pour ce qui est des chauffeurs Uber, par exemple, ils donnent un quart de ce qu'ils gagnent avec une course, à la plateforme. Et d'après la directrice générale d'Uber en France, Laureline Serieys, qui était l'invitée de franceinfo il y a une semaine, ces chauffeurs ne remettraient pas en cause ce modèle. 80% des chauffeurs souhaitent être indépendants et le rester. Autrement dit, ne pas vouloir devenir salarié avec toute la protection sociale qui va avec. Est-ce que ce chiffre, d'une part, vous semble crédible, Jean Viard, et surtout, comment expliquer cela ?
Jean Viard : Ce chiffre me semble de l'ordre de grandeur de la réalité. D'abord, il faut dire une chose avec Uber, c'est que regardez sur Paris, les chauffeurs viennent essentiellement de banlieue, et sont souvent des enfants de l'immigration. Donc, si vous voulez, je dirais qu'avec Uber, il y a des blocages dans les systèmes traditionnels de sélection des taxis, tout ça, mais Uber s'est ouvert à cette jeunesse qui, au fond, n'y avait pas accès – pour des raisons qui tiennent à la xénophobie de la société, il faut le dire aussi.
Après, je suis allé chez Deliveroo, j'ai été discuter un peu avec les gens. On a le même processus. C'est un peu différent : Deliveroo, c'est des gens qui livrent en vélo. La plupart des gens viennent parce qu'ils ont envie d'une chose : vous voulez vous acheter un ordinateur, et bien pendant six mois vous allez pédaler trois heures le soir. C'est un peu souvent ce modèle ponctuel, sur un projet. J'ai besoin de 2 000 ou 3 000 euros, en plus de mon travail, en plus de mon chômage, et je le fais comme ça. Il y a très, très peu de gens qui ont l'idée de faire toute leur vie Deliveroo...
Et vous diriez que ces travailleurs indépendants, surtout dans les jeunes générations, choisissent ce statut contraints et forcés, parce qu'en effet, le monde du travail, parfois, ne veut pas d'eux, ou alors est trop rigide, trop lourd. Ou alors, est-ce que c'est une vraie adhésion à cette forme de liberté. Et puis, au fond, c'est pas grave si on n'a pas les cotisations pour le chômage, pour la retraite, etc.
Moi, je crois qu'il y a une vraie adhésion à ce modèle libéral, mais en même temps, effectivement d'abord, ce n'est pas vrai pour tout le monde, il y a eu des bagarres dans certaines villes pour que les chauffeurs soient salariés. Il y a des gens pour qui ce n'est pas vrai et par contre, il y a des classes d'âge, effectivement, notamment la jeunesse pour qui, au fond, c'est un phénomène de liberté.
Comment articuler tout cela avec une certaine souplesse ? Ne soyons pas naïfs, il y a des conditions d'exploitation qui sont tout à fait scandaleuses, mais ne généralisons pas, comprenons ce désir aussi, de profonde autonomie qui est dans la société.
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