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Question de société. 100 000 morts du Covid en France : " Il faut prier et affirmer sa tristesse devant la tragédie et voir la force créatrice qui est dans cette tragédie"

"Question de société" aujourd'hui est consacrée au cap symbolique des 100 000 morts du Covid-19 qui vient d'être franchi en France. Beaucoup de familles n'ont pas pu enterrer leurs morts, ni faire leur deuil. Comment rendre hommage à ces victimes de la crise sanitaire ? Pour en parler, Jules de Kiss est en compagnie du sociologue Jean Viard. 

Article rédigé par franceinfo, Jules de Kiss
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Cimetière dans les Pyrénées orientales en France. (Illustration)
 (SERGIO DA COSTA / EYEEM / GETTY IMAGES)

On répond tous les dimanches à une question de société sur franceinfo avec le sociologue Jean Viard. Nous suivons depuis plus d'un an, dans ce rendez-vous hebdomadaire, les conséquences de la crise sanitaire en France et dans le monde. Notre pays vient de passer le cap symbolique des 100 000 morts. "Nous n'oublierons aucun visage, aucun nom", écrit Emmanuel Macron.

franceinfo : Cela pose déjà la question de la mémoire de ces morts, Jean Viard ? 

Jean Viard : Oui, bien sûr, c'est une triste journée. 100 000 morts, évidemment, c'est beaucoup. Et on estime à 200 000 les morts de la grippe espagnole, il y a un siècle, donc c'était beaucoup moins dangereux, parce que là on s'est extrêmement protégé et on a quand même 100 000 morts. Et c'est vrai qu'il faut leur donner mémoire, leur donner respect. D'autant plus qu'on sait qu'il y en a qui sont morts sans les familles, peut-être pas tout seul, il y avait un soignant... Encore que. Et y a beaucoup de familles qui n'ont pas pu faire leur deuil parce qu'ils n'ont pas pu accompagner, ils n'ont pas pu même aller à l'enterrement. 15 personnes pour un enterrement, dans beaucoup de familles, c'est pas beaucoup. Les amis n'y ont pas été, etc.

Brésil. Vue aérienne d'un cimetière créé pour les victimes du Covid-19.  (E4C / E+ / GETTY IMAGES)

Donc il y a une immense souffrance qu'il faut reconnaître, qu'il faut respecter, se demander comment la commémorer, et en même temps, ne pas oublier que c'est une pandémie mondiale. Donc, qu'il y ait un hommage national à un moment, ça me semble assez aller de soi. Moi je rêverais d'une minute de silence planétaire après la pandémie.

Dans l'histoire de l'humanité, si on pouvait faire une minute de silence planétaire, puisqu'on s'est battu au fond ensemble à 7 milliards - on s'est retiré chez nous - tout ça marquerait l'événement historique.

Jean Viard

franceinfo

Et puis, je pense qu'il faut être local. Moi qui suis Marseillais, là où habitait l'ancien président de l'OM, Pape Diouf, (décédé le 31 mars 2020 à 68 ans, victime du coronavirus) en face de chez lui, sur la corniche, face à la mer, il y a une petite place. On ferait une grande sculpture de Pape Diouf avec sur le socle, le nom, par exemple, de tous les Marseillais morts. Je pense que ça serait beau parce que c'est un homme honorable et aimé dans la ville, qui pourrait symboliser et tragiquement, malheureusement cette pandémie. C'est ce genre de choses qui me font réfléchir. 

Des lieux, des instants de commémoration comme vous le proposez, on connaît ça pour les guerres. Dans une moindre mesure, on le connaît aussi pour le terrorisme, pour les victimes du terrorisme. C'est d'ores et déjà accorder une place très importante à cette année de crise, dans l'histoire récente de l'humanité ?  

Si vous voulez, c'est toujours pareil dans les guerres, on oublie les morts et ce sont toujours les survivants qui écrivent l'histoire. Au fond, ça va être la même chose. Essayons d'abord de ne pas oublier les morts, bien entendu, mais surtout se dire que c'est un tel évènement dans l'histoire de l'humanité, et c'est tellement inimaginable l'idée que toute l'humanité menait le même combat, que nos scientifiques échangeaient leurs données, bien sûr y a eu des tensions, des problèmes de marchandage, bien sûr mais enfin, fondamentalement, on n'a pas arrêté de s'observer. Je vais vous dire ce qui se passe en Chine. Vous regardez C dans l'air ou une autre émission, vous écoutez franceinfo, vous savez ce qui se passe en Corée du Sud, en Allemagne, en Italie, et on a appris à se servir du numérique.

On a compris que l'homme n'était pas maître et possesseur de la nature. Donc ça, dans l'histoire humaine, fondamentalement, d'un point de vue philosophique, historique et technologique, c'est un changement gigantesque. 

Pour en revenir à la mort, il y a ce cap des 100 000 morts, mais plus globalement, depuis un an, notre rapport à la mort est peut-être un peu bousculé par cette crise ?  

Moi, je suis très préoccupé des enfants de 4 à 15 ans, parce que je pense que normalement, les enfants, la mort, on leur montre pas trop. Des fois on ne les amène même pas aux enterrements quand ce n'est pas des êtres vraiment très, très proches. Et là, ils ont tout le temps écouté les infos en continu, etc. Là, il y a un traumatisme.

Je pense qu'il faut être extrêmement attentif à cette génération des enfants de 4 à 15 ans, qui aura peur de la mort et qui aura peur de la transmettre.

Jean Viard

franceinfo

On n'arrête pas de dire : est-ce que les enfants à l'école amènent la contamination à leurs grands parents, etc. On leur dit vous risquez rien, mais vous pouvez tuer les autres. C'est terrible pour un gamin. Et donc là, je pense qu'il y a un vrai sujet. Et puis, c'est vrai qu'on a, je pense, toujours voulu cacher la mort, surtout dans nos sociétés où on meurt massivement à l'hôpital, même si pas mal de gens rêvent de mourir chez eux. Donc, au fond, on remet la mort sur la scène, ce qui était à la fois évidemment tragique et en même temps, je dirais la vie, c'est naître, vivre et mourir. 

Ça veut dire que cette bataille pour la vie, en quelque sorte, ce désir de vie, ne doit pas non plus aller avec une négation de tous les morts qu'il y a eu ? Il faut ce désir de vie, mais en même temps, ne pas oublier, ne pas nier la mort ?  

Mais bien sûr, c'est comme après la guerre de 14, mais il y a eu beaucoup plus de victimes et y a eu plusieurs millions de morts. Mais c'est vrai, on a fait des monuments aux morts. Je pense que c'est important pour la vie de penser à la mort parce que c'est un couple, et que on ne peut pas penser l'un sur l'autre.

Oublier le passé, oublier les tragédies, c'est se préparer à un futur tragique. Le futur se construit avec la connaissance du passé.

Jean Viard

On est face à des renouvellements, on a énormément appris. C'est ça qui est tragique, c'est une tragédie créatrice. Évidemment, il faut à la fois prier ou prier pour ceux qui prient, et affirmer sa tristesse devant la tragédie et voir la force créatrice qui est dans cette tragédie.

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