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Liban : l'enquête sur l'explosion dans le port de Beyrouth de retour à la case départ après le dessaisissement du juge

Le juge s'était lancé à corps perdu dans l’enquête, ce qui n'a visiblement pas plu à certains hommes politiques.

Article rédigé par franceinfo - Jean-Marc Four
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Publié Mis à jour
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Vue du port de Beyrouth, après l'explosion, le 5 août 2020. (AFP)

Au Liban, six mois après l’explosion dans le port de Beyrouth qui avait fait début août plus de 200 morts et 6 500 blessés, les investigations risquent de devoir repartir de zéro. Le juge d’instruction chargé du dossier, Fadi Sawan, a été dessaisi jeudi 18 février, sur décision de la Cour de cassation libanaise. Cette décision est très controversée.

Le juge, un homme réputé plutôt intègre et expérimenté (30 ans de métier), s’était lancé à corps perdu dans l’enquête, pour essayer de déterminer les responsables du stockage de nitrate d’ammonium dans le hangar numéro 12 du port, soufflé par l’explosion le 4 août. Il avait déjà envoyé 25 personnes en détention préventive et surtout il avait engagé des poursuites contre quatre dirigeants politiques, le chef du gouvernement sortant Hassan Diab et trois anciens ministres, tous inculpés pour négligence. Le juge Sawan avait eu l’audace d’affirmer "je ne m’arrêterai devant aucune ligne rouge". C’en était visiblement trop pour la classe politique libanaise.

En décembre, deux des ministres en question ont saisi la Cour de cassation pour demander la récusation du juge. Avec deux arguments : les élus bénéficient d’une immunité, ils ne peuvent pas être poursuivis, sauf à ce que le Parlement en décide et le juge n’est pas objectif, puisque son appartement a été endommagé par l’explosion. La Cour de cassation libanaise, qui n’est pas réputée pour son indépendance vis-à-vis du politique, a donc donné raison aux anciens ministres. Le verdict de 25 pages a été rendu public après avoir été ratifié par trois des quatre membres de la Cour.

Une classe politique intouchable

L’enquête se retrouve par terre : il n’y a plus de magistrat instructeur et les familles des victimes sont furieuses. Elles ont manifesté dès l'annonce de la décision et à nouveau vendredi 19 février au matin, devant le palais de justice de Beyrouth, en brandissant des portraits des victimes. "C’est comme une seconde explosion", disent les familles qui réclament l’accès aux premiers résultats de l’enquête du juge Sawan.

Les organisations de défense de droits de l’homme, qui critiquaient pourtant certains aspects de l’enquête, sont effondrées. Elles dénoncent "une parodie de justice", "la démonstration qu’au Liban les hommes politiques sont au-dessus des lois". Le fait est que la justice libanaise vient de fixer une limite explicite aux investigations : elles ne peuvent pas toucher la classe politique, cette classe politique minée par le confessionnalisme religieux et par la corruption. Sur les réseaux sociaux, de nombreux Libanais appellent à la saisine de la justice internationale pour reprendre l’enquête.

Une investigation indépendante semble d'autant plus nécessaire qu’il y a de multiples points d’ombre dans cette affaire. Sur la provenance de ce stock de nitrate d’ammonium : d’où venait-il ? Sur son stockage depuis plusieurs années, sans doute 2013 : qui était au courant ? Des officiers de sécurité avaient visiblement alerté. Sur son volume : 2 700 tonnes, ont dit les autorités libanaises au départ, chiffre révisé à 500 tonnes. Pourquoi ? Une partie avait-elle disparu ? Vers où ? Pour quoi faire ? La piste d’un trafic international impliquant des sociétés écrans syriennes basées à Londres a été évoquée par plusieurs médias libanais. Toutes ces questions demeurent sans réponse. Un nouveau juge d’instruction devrait être nommé. Mais au vu de la récusation de son prédécesseur, sa marge de manœuvre s’annonce étroite.

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