: Grand entretien Pourra-t-on un jour guérir tous les malades du cancer ?
Ils touchent le sein, le poumon, le côlon, la prostate, la peau, le foie, l'estomac... Et sont l'une des principales causes de mortalité. Les cancers ont été à l'origine de près de 10 millions de morts dans le monde en 2020, soit près d'un décès sur six, selon l'Organisation mondiale de la santé. En France, le seul cancer du sein est diagnostiqué chez près de 60 000 personnes chaque année, provoquant 12 000 décès, selon Santé publique France. Pourtant, en dépit d'un programme national de dépistage qui invite les femmes de 50 à 74 ans à effectuer une mammographie tous les deux ans, moins de la moitié d'entre elles réalisent cet examen.
A l'occasion du lancement de la campagne annuelle de sensibilisation Octobre rose, dimanche 1er octobre, franceinfo s'est entretenu avec Bruno Quesnel, directeur de l'institut thématique cancer de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), et également responsable de la recherche et de l'innovation à l'Institut national du cancer. Un entretien pour comprendre où en est la recherche sur cette maladie et sur les traitements pour la soigner.
Franceinfo : Avec l'augmentation et le vieillissement de la population, le nombre de cancers a doublé en France depuis 1990. Y a-t-il une tendance à développer plus de cancers ?
Bruno Quesnel : Pas vraiment. En fait, 60% des cancers sont dits "inévitables", car ils proviennent du vieillissement de nos cellules. Au cours de nos vies, nos cellules se divisent, et en copiant leur ADN, elles font des erreurs qui induisent des mutations. C'est un peu comme lorsque vous faites une photocopie d'un texte, puis une photocopie d'une photocopie… A la fin, le texte devient totalement illisible. Ce phénomène naturel est présent dans tous les organismes complexes : quand une population vieillit, le nombre de cancers augmente, c'est imparable.
De nouveaux traitements prometteurs contre différents cancers ont été annoncés en juin. Un vaccin thérapeutique contre le cancer du poumon a également été présenté en septembre. L'année 2023 marque-t-elle un tournant dans la recherche médicale ?
Je ne crois pas. Il faut être très prudent avec ce genre d'annonces. Il y en a tous les ans à l'issue du congrès de l'Asco [le plus grand congrès international de cancérologie, qui se tient chaque année en juin à Chicago, aux Etats-Unis]. Parfois, ces annonces peuvent faire part de progrès à la suite d'essais thérapeutiques, sans que ceux-ci changent forcément la donne, ou alors de façon très partielle.
"Avec mes trente années d'expérience, je dirais qu'il y a en moyenne une grande avancée thérapeutique par décennie."
Bruno Quesnel, directeur de recherche à l'Insermà franceinfo
La grande avancée des années 1990, par exemple, a été la découverte des anticorps monoclonaux [des anticorps fabriqués par des cellules en culture pour traiter des maladies spécifiques], comme le rituximab, qui permettent notamment de mieux soigner certains lymphomes [des cancers qui affectent certains globules blancs]. Puis, au cours des années 2000, sont apparues les thérapies ciblées, qui visent des mécanismes propres aux cellules tumorales. Les années 2010 ont été marquées par l'émergence de l'immunothérapie, qui stimule les défenses immunitaires contre les cellules cancéreuses. Elle provient de recherches qui ont été effectuées dans les années 1990 et début 2000.
Nous verrons bien quelles seront les avancées des années 2020. Il faut avoir conscience que les pistes thérapeutiques qui sont testées aujourd'hui sur les humains proviennent de recherches fondamentales qui datent, elles, d'il y a plus de quinze ou vingt ans.
En quoi la découverte de l'immunothérapie a-t-elle constitué une avancée majeure pour traiter des cancers ?
Pour faire simple, notre système immunitaire est fait pour reconnaître tout ce qui lui est étranger. Il est conçu pour détruire les parasites, les virus, les bactéries… Tout ce qui peut nous contaminer. Il peut aussi reconnaître les cellules cancéreuses. Or, il le fait mal et n'empêche pas les affections néoplasiques [c'est-à-dire les tumeurs ou les cancers] de se développer. On a donc cherché pendant longtemps comment faire pour résoudre ce problème, en essayant de le stimuler.
C'est ainsi que nous avons fait une découverte majeure, en identifiant les freins du système immunitaire, ce qui a d’ailleurs fait l’objet d’un prix Nobel attribué à deux chercheurs, Tasuku Honjo et James Allison. Quand vous développez une affection, votre système immunitaire doit la combattre sans s'emballer. Une fois qu'il a combattu ce virus, il doit revenir à un état de fonctionnement normal. Pour ce faire, il utilise des molécules modératrices, que les cellules cancéreuses utilisent beaucoup pour échapper à la réponse immunitaire. Nous avons donc identifié ces freins et mis au point des anticorps bloquants, qui empêchent ces freins d'agir.
Durant les essais cliniques, nous avons démontré que nous pouvions obtenir des réponses spectaculaires pour certains cancers. Un des plus beaux exemples concerne le mélanome malin, un cancer de la peau très grave. Il répond très, très mal à la radiothérapie et il n'existe aucune chimiothérapie efficace. L'immunothérapie permet de modifier l'évolution du cancer, et même d'apporter une réponse complète à la maladie pour certains patients. Toutefois, elle ne fonctionne pas sur tous les types de cancers, ni sur tous les patients. C'est une règle générale en cancérologie : il n'existe pas de traitement qui fonctionne à 100%.
Outre les traitements, y a-t-il d'autres progrès qui permettent de mieux soigner plus de patients ?
Nous pouvons améliorer le pronostic des patients avec de nouveaux outils de diagnostic. Par exemple, beaucoup de leucémies aiguës [des cancers du sang] qui surviennent chez l'adulte nécessitent une greffe de moelle osseuse. Or, ces greffes peuvent être toxiques pour certains patients. Grâce au séquençage de l'ADN, nous pouvons désormais déterminer chez quels patients cette greffe sera bénéfique, et chez qui il faudra l'éviter.
"Le séquençage de l'ADN a permis de faire passer le taux de survie à long terme des personnes âgées de 18 à 60 ans touchées par une leucémie de 30% à 45%, voire 50%."
Bruno Questel, directeur de recherche à l'Insermà franceinfo
Ce séquençage de l'ADN a également permis un autre progrès important de ces vingt, voire trente dernières années : celui d'avoir créé des catégories et des sous-catégories de cancers. Cela permet aux médecins de définir des entités qui vont répondre différemment aux traitements. Avant, on vous annonçait que vous aviez un cancer du poumon. Or, il en existe plusieurs types, avec des mutations de l'ADN qui provoquent des formes très diverses. Aujourd'hui, il faut plutôt utiliser le pluriel et parler des cancers du poumon, avec beaucoup de catégories différentes. Certaines vont être sensibles à l'immunothérapie, et d'autres à des thérapies ciblées.
Durant la pandémie, l'ARN messager a permis de mettre au point des vaccins contre le Covid-19. C'est aussi une piste explorée dans la recherche contre le cancer. Cette technologie permettra-t-elle aussi de guérir les patients atteints de cette maladie ?
Notre système immunitaire est une espèce d'outil xénophobe, qui détruit tout ce qui est étranger à notre organisme. Or, le cancer provient de nos propres cellules, ce qui implique que notre système immunitaire ne peut pas aussi bien le détecter et le chasser qu'un virus extérieur.
Dans le cas d'un cancer, les cellules sont déjà là, comme une sorte d'espion qui se serait infiltré dans l'organisme. L'ARN messager pourrait permettre à notre système immunitaire d'identifier cet espion et de le détruire. Mais encore une fois, ce ne sont que des pistes : il y a quelques résultats encourageants, mais il faudra probablement plus d'une décennie pour savoir si ces pistes sont réellement intéressantes.
L'intelligence artificielle représente-t-elle un espoir dans la lutte contre le cancer ?
L'intelligence artificielle aide surtout la recherche. D'autant plus avec les outils dont nous disposons aujourd'hui, comme le séquençage de l'ADN, de l'ARN et toutes les façons de caractériser les cellules cancéreuses, qui génèrent un flux de données absolument colossal. L'IA nous aide à identifier des pistes de recherche intéressantes dans ce flux.
Nous pouvons aussi utiliser l'IA pour de la recherche clinique, notamment pour des outils de diagnostic et de pronostic. Cela deviendra peut-être la routine de la décennie à venir. Il faut toutefois prouver que ces outils puissent apporter un réel bénéfice par rapport à l'interprétation d'un médecin ou d'un chercheur.
Vous pouvez estimer que l'IA fait aussi bien en termes de résultats d'interprétation, mais il faut également démontrer son impact sur la survie du patient. Or, pour cela, il va falloir passer encore des années et des années pour recueillir des données de suivi à long terme. Mais ce qui est certain, c'est que nous n'allons plus pouvoir nous en passer en matière de recherche.
Avec ces progrès technologiques, pourrons-nous à terme soigner tous les malades des cancers ?
Pour répondre à cette question, il faut se placer sur une échelle de temps longue – soit plusieurs décennies en cancérologie. Je pense que nous arriverons à guérir toutes les affections néoplasiques dans cinquante ou cent ans, puisque nous disposons de plusieurs pistes thérapeutiques.
"Nous avons une meilleure compréhension des processus qui aboutissent au développement d'un cancer et, surtout, à son évolution."
Bruno Quesnel, directeur de recherche à l'Insermà franceinfo
Il faut que le grand public comprenne que le temps de la recherche scientifique et de la validation clinique est très long. Car une fois que vous aboutissez à un traitement utilisable chez l'être humain, il faut le tester, puis entamer toute une phase d'essais cliniques, avant de les faire valider. Enfin, il faut être capable de justifier l'intérêt d'un médicament en termes thérapeutiques et de santé publique. Tout cela peut prendre une décennie.
Ce temps-là est difficilement compressible. Vous pouvez accélérer la recherche fondamentale en y mettant plus de moyens, en utilisant des outils informatiques plus puissants. Mais si vous voulez juger de l'efficacité d'un médicament, il faut des années de recul. Ce que nous cherchons à savoir, en cancérologie, c'est si un nouveau traitement permet aux patients de survivre suffisamment longtemps pour les considérer comme guéris.
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