Svante Pääbo, le scientifique qui fait parler l'ADN des hommes et femmes préhistoriques
Un minuscule fragment d'os apporte aujourd'hui la preuve d'un accouplement entre une Néandertalienne et un Dénisovien, deux représentants de deux espèces de la lignée humaine. Svante Pääbo est l'un des coauteurs de cette nouvelle étude.
A l'occasion de l'attribution du prix Nobel de médecine au pionnier suédois de la paléogénomique, Svante Pääbo, lundi 3 octobre, franceinfo republie cet article du préhistorien Nicolas Teyssandier, initialement paru sur The Conversation en 2018.
Vous ne connaissez peut-être pas son nom mais je suis sûr que les résultats qu’il a obtenus et ont fait sa renommée mondiale ne vous sont pas inconnus. Sa dernière belle découverte : un fragment d'os d'une jeune fille de 13 ans, découverte dans une grotte des montages de l'Altaï, qui, selon son ADN, s'avère être une hybride entre un père Dénisovien et une mère Néandertal, espèces cousines d'Homo Sapiens aujourd'hui disparue.
Svante Pääbo est en effet le scientifique qui a largement contribué au décodage du génome des Néandertaliens et permis d’avancer qu’ils avaient mélangé leurs gènes avec nos ancêtres Sapiens. Nous sommes là pour en témoigner : aujourd’hui encore, de 1 à 3 % du génome des populations mélanésiennes, européennes et asiatiques est la conséquence de cette ascendance néandertalienne.
Svante Pääbo a reçu un prix scientifique prestigieux, le Körber European Science Prize, pour la qualité et l’impact de ses travaux qui bouleversent notre compréhension de l’histoire évolutive des humains actuels et de celle de certains taxons humains du passé. L’occasion de décrypter ses principales avancées.
Retour dans les années 1980. La génétique a, certes, progressé, mais le décryptage du génome des humains de la préhistoire n’est encore que science-fiction. Des scientifiques américains explorent le potentiel des analyses génétiques fondées sur l’ADN mitochondrial. Transmis des mères à leur enfants via leurs ovules, c’est un outil pour comprendre l’histoire évolutive des humains. Une généticienne, Rebecca Cann, collecte des échantillons ADN sur des femmes dans le monde entier. Les résultats de sa thèse vont être publiés dans la revue scientifique Nature, la plus réputée. Ils soulignent que tous les humains de la planète seraient les descendants d’une petite population de l’Est africain qui vivait il y a 150 à 200 000 ans. Cette thèse assoit l’hypothèse de la "mère théorique" de l’humanité, celle qu’on appellera l’Ève mitochondriale. Et, du même coup, celle d’un Out of Africa, une origine africaine de toutes les populations de la planète.
1856, vallée de Neander
L’idée n’est pas entièrement nouvelle. Des paléoanthropologues, qui travaillent non sur les gènes, mais sur les ossements fossiles découverts en contexte archéologique, sont déjà sur cette voie. Les découvertes d’humains fossiles ne datent pas d’hier, et les premiers mis à jour ont été ceux de Néandertal. En 1856, des ouvriers vident une petite cavité pour l’exploitation d’une carrière et découvrent des ossements et une calotte crânienne. La vallée (tal en allemand) porte le nom de Neander et rapidement, la découverte fait sensation. Un humain très différent des populations de l’époque vient d’être découvert, avant même les fossiles de Cro-Magnon, qui permettront quelques années plus tard d’attester l’existence d’humains identiques à nous (dits Hommes modernes) au cours du Paléolithique.
L’homme de Néandertal est né. Par un curieux hasard, cette toponymie allemande se traduit par "homme nouveau". Depuis lors, des paléontologues, qui étudient les ossements fossiles, puis des paléoanthropologues, spécialisés sur ceux des hommes anciens, vont étudier les nouvelles découvertes. Des analyses morphologiques permettent de distinguer des types différents, auxquels on accordera progressivement le statut d’espèces. Après Sapiens et Néandertal, viendront Heidelbergensis, Habilis ou Ergaster et bien d’autres encore. Mais les ossements, si informatifs soient-ils, ne permettent pas toujours d’être assuré du statut biologique de leurs représentants. Pour qualifier une espèce au sens propre du terme, il faut être assuré que ces représentants peuvent se reproduire entre eux et avoir une descendance viable si on accepte la définition biologique de cette dernière.
La publication de l’étude attestant d’une origine unique et africaine de toutes les populations du globe a été vivement débattue dans le milieu des paléoanthropologues. À la fin des années 1980, beaucoup plaident pour une théorie différente, dite multi-régionale, où les ancêtres des Européens actuels seraient les Néandertaliens, voire des homininés européens encore plus anciens. Voilà schématiquement où en est la donne scientifique quand un jeune doctorant suédois en biologie, passionné d’égyptologie, se met en tête de tenter d’extraire de l’ADN potentiellement encore préservé dans des matériaux anciens. Après des essais infructueux, les brins colorés résultat du prélèvement d’une momie vieille de 2400 ans apparaissent. C’est la première publication de Svante Pääbo dans Nature sur l’ADN ancien, nous sommes en 1985.
Pääbo poursuit sa quête et travaille sur le problème fondamental de la contamination. En effet, si quelques gouttelettes microscopiques d’ADN actuel pénètrent dans un ADN ancien forcément dégradé, il le submerge. Il entend aussi tester la possibilité que de l’ADN plus ancien encore puisse être retrouvé et pour cela, il faut savoir si les os en contiennent. Car il n’existe pas de momie du Paléolithique ! Les résultats vont s’avérer positifs et les séquences d’ADN de mammouths vieux de 10 à 50 000 ans sont publiées en 1994.
De l’ADN d’humain fossile
Tout est désormais en place pour tenter l’incroyable défi d’extraire l’ADN d’humains fossiles, éteints depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. Les recherches vont durer plusieurs années et mobiliser tout un groupe de chercheurs dans cette entreprise pionnière. En 1996, un coup de téléphone en pleine nuit réveille Pääbo ; un de ses collaborateurs vient d’identifier une séquence ADN tout à fait originale aux dépens d’un prélèvement osseux effectué sur un petit bout d’humérus du fossile humain découvert en 1856 à Neander. L’holotype de l’homme de Néandertal vient de parler et le premier fragment d’ADN mitochondrial d’une forme éteinte d’humain est identifié. L’étude, publiée dans la revue Cell en 1997, compare cette séquence à celle reconstituée à partir de 2 051 humains actuels. Son résultat : Néandertal serait une espèce humaine différente de la nôtre, qui aurait divergé de notre lignée il y a au moins 500 000 ans. Il n’y aurait donc rien de Néandertal en nous. Fin du premier acte.
Cette même année 1997 constitue un tournant pour le chercheur car, outre la publication de ce fantastique résultat, il se voit offrir la possibilité de créer un centre de recherche en paléogénétique au sein du Max Planck Institute qui voit le jour à Leipzig. Les moyens humains et financiers engagés vont être considérables. Le groupe se dote d’une salle blanche dont il a pensé les moindres détails pour éviter toute contamination des échantillons prélevés par de l’ADN actuel.
4 milliards de nucléotides
Les résultats s’enchaînent, les collaborations se multiplient et en 2010, Pääbo annonce un résultat spectaculaire, deuxième acte de la représentation : la séquence ADN presque complète de Néandertal est publié dans la revue Science. Elle est composite, puisque reconstituée à partir d’ossements de trois individus vieux d’un peu plus de 40 000 ans exhumés sur le site de Vindija, en Croatie. Plus de 4 milliards de nucléotides, molécule organique qui constitue la base de l’ADN, composent cette séquence ! Sa confrontation avec l’ADN d’humains modernes laissent entrevoir ce que certains paléoanthropologues pressentaient de longue date à partir de la morphologie anatomique : 1 à 3 % d’ADN de Néandertal est encore présent aujourd’hui dans le génome d’une large part de l’humanité, les populations eurasiennes en particulier. En revanche, cette fraction "archaïque" du génome des Homo sapiens ne se retrouve pas dans les populations d’Afrique d’où ils sont originaires.
En effet, le métissage entre Sapiens et Néandertal aurait eu lieu après la sortie d’Afrique de groupes pionniers et de la sorte, la contribution n’a pas affecté les populations africaines. Ces données vont être confirmées en tout début d’année 2014 avec la publication de l’ADN complet d’un seul individu, une femme néandertalienne dont les ossements ont été découverts dans une grotte de l’Altaï russe. C’est de cette même cavité, Denisova, que provient la petite phalange d’un doigt humain que l’équipe de Pääbo va analyser, pensant à nouveau retrouver une séquence néandertalienne. Qu’elle ne fut pas l’immense surprise quand les résultats commencèrent à tomber : ni Sapiens, ni Néandertal, l’équipe venait d’identifier une nouvelle espèce humaine dont jamais les ossements n’avaient été décrits : l’homme de Denisova. Pour la première fois, la mise au jour d’une nouvelle espèce est née du décodage de l’ADN fossile.
On ne peut pas détailler cette fantastique épopée scientifique et humaine en quelques lignes. Pour le préhistorien que je suis, il faut bien reconnaître que nous vivons une époque formidable où des données à peine croyables il a quelques dizaines d’années voient le jour et modifient profondément notre connaissance des peuplements humains sur le temps long. Il faut évidemment rester prudent tant les avancées technologiques accélèrent toujours davantage cette course à la connaissance et ne jamais oublier que tout change parfois très rapidement. L’aventure scientifique prodigieuse de Svante Pääbo et de ses équipes constitue pour nous tous l’illustration qu’en science, le rêve est nécessaire. Le doute aussi et la remise en cause perpétuelle, ici illustrée par les premiers résultats différenciant strictement Sapiens et néandertal avant de poursuivre les analyses et de se rendre compte qu’ils avaient mélangé leurs gènes… Rêve, doute et esprit critique, trois vertus importantes pour les scientifiques.
Nicolas Teyssandier, Chargé de recherche CNRS, Préhistorien, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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