Enquête Polystyrène : le lobbying gagnant des industriels pour éviter l'interdiction des pots de yaourts et barquettes de viande

Article rédigé par Marie Dupin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Déchets de plastique et de polystyrène. Photo d'illustration (SUNNY CELESTE / MAXPPP)
Selon la loi Climat et résilience, les emballages en polystyrène non recyclables doivent être interdits au 1er janvier 2025. Mais de l’aveu même du gouvernement, les industriels ne seront pas en mesure d’appliquer la loi. "Le Monde" et franceinfo ont eu accès à un rapport qui aurait dû alerter les autorités dès 2021.

"Les ambitions de la loi étaient trop ambitieuses. Nous sommes dans une impasse. Les industriels ne seront pas prêts à temps". Interrogé par Le Monde et franceinfo, le ministère de la Transition écologique ne s’en cache plus. La disposition de la loi Climat et résilience de 2021, prévoyant l’interdiction des emballages en polystyrène non recyclables (pots de yaourts, crèmes dessert ou encore barquettes de viande et de poissons), ne pourra pas être mise en œuvre comme prévu au 1er janvier 2025.

Ce renoncement sur le front de la transition écologique aurait pourtant pu être évité, sans une opération de lobbying habilement menée par les industriels de l’agro-industrie et du plastique, qui ont eu recours à la méthode bien connue des "3 D" : "Deny, deceive, delay", c’est-à-dire, en français : nier, tromper, retarder. Cette stratégie, utilisée notamment pendant des années par les géants de l’industrie du tabac, consiste à ignorer ou repousser des changements urgents nécessaires. En l’occurrence la réduction des déchets plastiques, plus précisément ceux en polystyrène. Un matériau qui représente plus du tiers des emballages plastiques retrouvés dans l’environnement, mais auquel les industriels sont très attachés, pour ses qualités techniques. Très léger, facilement cassable, le polystyrène est idéal pour produire, notamment, les 14 milliards de pots de yaourts achetés et jetés chaque année en France.

Problème : aujourd’hui aucun centre de recyclage en France ne sait traiter ces déchets. Ceux qui ne sont pas brûlés ou enfouis (moins de 5 %) sont expédiés en Espagne et en Allemagne, sans retour au contact alimentaire possible. Au mieux, les pots de yaourts sont transformés en cintres ou en pots de fleurs. Pourtant, au moment du vote de la loi en 2021, les industriels réussissent à convaincre les sénateurs et les députés, plutôt que d’opter pour une interdiction ferme au 1er janvier 2025, de conditionner cette suppression à l’absence de filière de recyclage dédiée.

Une filière française de recyclage du polystyrène ?

Parallèlement, ces mêmes industriels, réunis au sein d’un consortium baptisé PS25, s’engagent dans le cadre d’une charte remise au gouvernement à "faire émerger une filière française inédite de recyclage des emballages en polystyrène avec retour au contact alimentaire". Parmi les signataires : Syndifrais, le syndicat professionnel des produits laitiers frais (Yoplait, Lactalis, Senoble, Rians), des acteurs du lobby du plastique (Plastics Europe, Polyvia, Elipso), mais aussi Citéo, une entreprise à mission créée par les entreprises du secteur de la grande consommation et de la distribution pour réduire l'impact environnemental de leurs emballages et papiers. Principal objectif de la charte : recycler "100% des emballages en polystyrène collectés et triés" au 1er janvier 2025, grâce à une "filière française" de recyclage, dont les usines seraient "opérationnelles dès 2023". À défaut de faisabilité technique, les industriels s’engagent à élaborer un "plan de sortie opérationnel" du polystyrène "vers des solutions alternatives recyclables ou réemployables". 

Quelques mois plus tard, en décembre 2021, un rapport d’étape est remis au ministère de la Transition écologique. Contrairement à la charte PS 25, il n’est pas publié sur le site internet du ministère. Il n’a d’ailleurs jamais été rendu public, mais Le Monde et franceinfo ont pu le consulter. Ce document, dépourvu de bibliographie, condense en une cinquantaine de pages de nombreuses allégations non sourcées, biaisées et lacunaires. On peut y lire notamment que les plastiques auraient un meilleur bilan environnemental que leurs alternatives. Pas un mot des modèles mis en place dans d’autres pays, comme les pots en verre consignés en Allemagne, ou le recours à des plastiques moins problématiques comme le polyéthylène téréphtalate (PET) aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne ou au Portugal. Les études défavorables au  polystyrène ne sont jamais abordées. Enfin, le rapport prévoit une évolution à la hausse du gisement de matière en polystyrène, en contradiction avec les objectifs de la loi AGEC de 2020 sur la réduction des plastiques.

C’est pourtant sur la base de ce document, et avec l’assentiment du gouvernement, que les industriels font le choix de ne pas renoncer au polystyrène, privilégiant la voie du recyclage chimique, à propos duquel on peut lire dans le rapport que les technologies se "développent très rapidement", même si pour y parvenir les signataires du rapport sollicitent "le soutien des pouvoirs publics". Trois "projets opérationnels" français sont mis en avant : celui d’une usine de recyclage chimique, porté par le groupe Michelin, un autre par l’entreprise Inéos à Wingles dans le Pas-de-Calais, enfin le troisième projet porté par TotalEnergies qui prévoit d’intégrer le polystyrène à son unité de recyclage chimique sur le site de Grandpuits en Seine-et-Marne.

Concernant Michelin, le rapport précise que les déchets collectés seront bien envoyés en recyclage dans une usine "basée en France", permettant de "traiter à terme entre 15 000 et 20 000 tonnes de polystyrène chaque année".

Alors que le rapport prévoyait un suivi régulier de l’avancée des projets en question, tous ont à ce jour été abandonnés, comme nous l’a confirmé le gouvernement, qui se défend : "Quand le rapport est sorti en 2021, le contexte était différent. Avec des industriels comme Michelin on pensait qu’il y avait des acteurs sérieux, mais ça n’a pas fonctionné à cause d’écueils techniques inattendus. Le problème c’est qu’on s’en est rendus compte trop tard. Un état des lieux devra être fait afin de connaître les impasses, les raisons de ces difficultés et mieux comprendre pourquoi il y a des différences de situation."

"Gaspillage d'argent public"

"C’est inadmissible, réagit Charlotte Soulary de Zero Waste France (ZWF), une ONG qui demande une politique ambitieuse pour réduire les déchets plastiques. Ce rapport révélé par Le Monde et franceinfo aurait dû alerter le gouvernement sur l’impasse du recyclage du polystyrène". L’association réclame une commission d’enquête parlementaire après les élections pour comprendre ce qui s’est passé, et dénonce "un véritable gaspillage d’argent public alors même qu’une politique publique forte en faveur du réemploi des emballages fait cruellement défaut". En effet, début 2022, les ministères de la Transition écologique et de l’Industrie avaient lancé un appel à projets sur le recyclage chimique, doté de 300 millions d’euros de financements publics. Interrogée sur l’utilisation de ces fonds, l’Ademe, en charge de l’appel d’offres, n’a pas souhaité nous répondre.

De son côté, l'organisme Citeo explique avoir tout de même sélectionné deux projets industriels implantés, non en France comme le prévoyait le rapport, mais en Espagne, à Valencia, pour du recyclage mécanique, et en Belgique, à Anvers, où une usine de recyclage chimique "entrera en service avant la fin de l'année" en Belgique. À terme, ces deux usines seront capables à elles deux de prendre en charge 10 000 tonnes de polystyrène à recycler, dont 20% seront traitées en Espagne. Très loin des 105 000 tonnes mises sur le marché chaque année. Mais Citéo affirme toujours que "l'objectif de la charte de recycler 100% des déchets collectés et triés sera bel et bien atteint à temps", tout en admettant ne pas être capable de chiffrer la quantité de déchets en polystyrène collectés aujourd’hui en France chaque année. 

Reste à savoir ce qui va se passer le 1er janvier 2025.  Interpellé par un sénateur lors d’une séance de questions au gouvernement le 4 juin, Dominique Faure, la ministre chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, a indiqué qu’il serait "raisonnable" de reporter l’interdiction des emballages en polystyrène pour s’aligner sur le nouveau règlement européen qui prévoit que l’ensemble des emballages soient recyclables en 2030. Le ministère de la Transition écologique assure désormais que ce sera au futur gouvernement de trancher.

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