"Le surplus va s'écouler, progressivement" : les fabricants français de masques en tissu confrontés aux nouveaux enjeux d'un marché mouvant
Face à la concurrence des protections importées, la production "made in France" connaît d'importantes difficultés pour écouler ses stocks. Et doit s'adapter.
Solidaire et écologique, la production de masques sanitaires en tissu made in France peut être un bon filon. Mais le marché demeure bien incertain. Au printemps, lors du pic de l'épidémie de coronavirus, de nombreuses industries textiles se sont reconverties dans la fabrication de ces produits. La pénurie de masques frappait le pays, à tel point que des soignants retrouvaient leurs vitres de voiture brisées par des voleurs. La France s'est ensuite déconfinée, mi-mai, la menace du Covid-19 a semblé s'éloigner et la demande s'est effondrée, au moment même où les cargaisons de masques jetables venus d'Asie affluaient par centaines de milliers.
Pour les fabricants, ce revirement a été une douche froide. Bertrand Avio, propriétaire d'un groupe de textile près de Cambrai (Nord), avait investi au début du mois de mars 500 000 euros en machines et en matières premières pour la production de masques en tissu réutilisables. "J'y voyais une bonne façon de sensibiliser à l'achat responsable : les Français pouvaient constater l'utilité concrète d'acheter français, en voyant les emplois créés et l'économie réalisée", explique-t-il. Quand Emmanuel Macron a appelé les Français à se mobiliser pour la fabrication de masques, Bertrand Avio a décidé de participer à l'effort collectif, à hauteur de 3 millions d'unités prévues. Finalement, il n'en a écoulé qu'à peine 10 000. "Soit 400 000 euros de perte", se désole-t-il.
"Les deux premiers mois, les commandes affluaient de partout"
D'autant que le revirement a été "extrêmement brutal", raconte Christian Bricout, président de la société Compositex, à Troyes (Aube). Son entreprise, qui fabrique des tissus flexibles pour des fournitures médicales, a trouvé dans cette filière une activité salutaire, qui lui a permis d'éviter de mettre la clé sous la porte. "On a mis au point un assemblage de trois couches de tissu qui permet de fabriquer des masques plus respirables et plus filtrants que la norme", détaille-t-il. Mi-mars, Compositex a produit du tissu pour la fabrication de 2 millions de masques, ce qui correspondait alors aux besoins évalués par le gouvernement pour seulement six semaines. "Les deux premiers mois, les commandes affluaient de partout : collectivités, entreprises… On ne parvenait pas à suivre la demande et à répondre à tous nos clients. Puis, vers le 20 mai [au moment du déconfinement], les commandes ont été annulées en l'espace de quelques jours", soupire-t-il. La perte s'élève à 500 000 euros. Mais Christian Bricout se félicite tout de même d'avoir limité la casse causée par le confinement.
Sans les masques, on aurait un manque à gagner sur l'année de 30%, alors qu'on oscille aujourd'hui entre 5 et 10%.
Christian Bricout, président de la société Compositexà franceinfo
L'importation de masques jetables venus d'Asie aurait démobilisé la filière, selon les entrepreneurs. Plus de 700 millions de masques ont été livrés de l'étranger entre mars et mai, selon la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI). La production française de masques jetables a, elle, été multipliée par près de 15 depuis cinq mois (3,5 millions d'unités fin mars contre 50 millions aujourd'hui). La capacité de production française devrait même atteindre "60 millions en octobre" et "100 millions en décembre", selon Agnès Pannier-Runacher, la ministre déléguée à l'Industrie, interrogée mardi 25 août sur CNews. Le site Savoir Faire Ensemble, qui coordonne les ateliers français engagés dans la production de masques (et de surblouses), recense 1 390 entreprises mobilisées sur le territoire. Autant dire que la France ne manque plus ni de masques ni de capacités pour en produire, et ne serait d'ailleurs plus dépendante de la Chine, selon la ministre.
Le masque obligatoire a relancé le marché
Alors comment les fabricants de masques en tissu peuvent-ils désormais tirer leur épingle du jeu dans un marché saturé ? D'abord, grâce au rebond épidémique et aux nouvelles règles sanitaires en vigueur. Le nombre de cas de Covid-19 a connu une forte hausse ces dernières semaines et le masque est devenu obligatoire dans de nombreuses villes, à l'intérieur comme à l'extérieur. Une aubaine pour la filière, après trois mois de galère. "Il y a deux mois, on avait un stock de 40 millions de masques en tissu à écouler. Aujourd'hui, le surplus a diminué de moitié", se félicite Yves Dubief, président de l'Union des industries textiles (UIT).
Accompagné de Guillaume Gibault, fondateur du Slip français, l'industriel avait été missionné début juin par Bercy pour aider les entreprises à écouler leurs stocks et convaincre les acheteurs de favoriser les masques en tissu produits en France. "Les annonces ont fait leur effet et nous avons réussi à démarcher de nombreuses entreprises. L'offre est toujours supérieure à la demande mais le surplus va s'écouler, progressivement."
Face à ce surplus, la vente de masques se retrouve soumise à la loi du marché. Il ne s'agit plus d'un produit d'urgence, il faut être compétitif. "On est passés en 3x8. Nos ateliers tournent 24 heures sur 24", explique Françoise, responsable des commandes chez Royal Mer, près de Nantes (Loire-Atlantique). Cette usine de pulls marins a repris son activité traditionnelle mais continue à fabriquer des masques, quitte à faire des heures supplémentaires. "On s'est spécialisés dans la production de masques à destination des personnels d'entreprise : on les conditionne en lots de 50", détaille Françoise. Si l'usine a bien noté une baisse des commandes en juin, la demande reprend "de plus belle depuis quelques semaines", constate la responsable.
Une question de style, aussi
Design, confort, légèreté… Face à la perspective de devoir porter des masques tout le temps et partout, les clients sont aussi de plus en plus exigeants. "Au début du confinement, on a fait au plus vite. On n'avait pas vraiment d'expertise sur les masques les plus pratiques", estime Sylvie Chailloux, PDG des ateliers Textile du Maine, qui fabriquent du tissu pour la filière du luxe et se sont reconvertis pour un temps dans la production de masques sanitaires. Résultat : les masques qui s'attachent avec des liens à nouer ne s'écoulent plus. Tout comme les masques dits "becs de canard", souvent fabriqués au début du confinement : "J'ai 270 000 euros de masques sur les bras. Impossible de me débarrasser de ces modèles." Sylvie Chailloux va continuer de produire des masques à la rentrée, mais a adapté son offre. "On nous demande de plus en plus des masques personnalisés", précise-t-elle.
On propose de la sérigraphie, pour l'esthétique, différentes tailles et attaches. Il faut être compétitifs.
Sylvie Chailloux, PDG de Textile du Maineà franceinfo
Car, aujourd'hui, les masques en tissu made in France doivent aussi séduire, surtout quand ils sont concurrencés par des masques chirurgicaux plus légers et plus pratiques. Christian Bricout, qui a travaillé sur l'élaboration d'un masque particulièrement souple et léger, regrette qu'il n'y ait pas différentes gammes de masques labellisées. "La DGA [la Direction générale de l'armement, qui atteste des capacités filtrantes des masques] n'a pas fait de retour sur la performance, le ratio filtration-respiration et le confort, déplore-t-il. Les masques en coton, notamment, sont humides et peu flexibles. Résultat : les masques en tissu ne séduisent pas car ils sont considérés comme trop lourds et trop inconfortables." Au détriment de toute la filière. Reste qu'en tout état de cause, la France ne manquera pas de masques cet automne.
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