Coronavirus : comment le gouvernement a changé d’avis sur les "masques alternatifs"
Le vendredi 3 avril, le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon a pour la première fois reconnu que le port d’un masque par le grand public pouvait avoir un intérêt, en plus des gestes barrières. Enquête sur ce changement de doctrine.
C’est une intervention qui a fait l’effet d’une petite bombe. Le 3 avril, Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, déclare lors de son point de presse quotidien sur la crise du coronavirus : "Nous encourageons le grand public s’il le souhaite à porter des masques, et en particulier des masques alternatifs (autres que chirurgicaux ou FFP2)". Si la phrase a marqué les esprits, c’est parce que le 27 janvier dernier, le discours était tout autre : "On recommande le port du masque pour les personnes malades et on recommande des équipements de protection uniquement pour les soignants". A l’époque, il n’était pas question d’en proposer au public. "Les masques sont une denrée rare, affirmait-il encore le 17 mars. C’est un bien précieux, et il faut vraiment le réserver aux situations où il est utile."
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Pourquoi donc ce soudain changement de cap ? Comment une mesure jugée non nécessaire pendant si longtemps est-elle soudain devenue utile ? Selon les informations recueillies par la cellule investigation de Radio France, l’utilité de ces masques a toujours été reconnue par les autorités de santé, mais il leur était impossible de communiquer dessus tant que l’état des stocks ne permettait pas à la population de s’en procurer. Pas question de provoquer une ruée, alors que les professionnels de santé souffraient déjà d’une pénurie. Et puis comment expliquer qu’un masque protège si on n’est pas capable d’en fournir à la population ?
Des masques recommandés pour tous dès mai 2019
Cette reconnaissance de l’intérêt du masque pour tous figurait pourtant déjà noir sur blanc dans un rapport d’experts publié en mai 2019 par Santé Publique France. A l’époque, il s’agissait de rendre un avis sur la conduite à tenir en cas de pandémie grippale. Certes, ce rapport confirmait, comme il est soutenu aujourd’hui, qu’il était prioritaire d’équiper en masques les malades symptomatiques et les personnels de santé, mais les recommandations allaient beaucoup plus loin. "En cas de pandémie, le besoin en masques est d’une boîte de 50 masques par foyer, à raison de 20 millions de boîtes en cas d’atteinte de 30% de la population" pouvait-on lire. On préconisait donc clairement d’équiper l’ensemble des foyers français. Une recommandation qui n’a pas été suivie d’effets.
Par ailleurs, dès la fin janvier, il apparaissait déjà comme très probable que de nombreuses personnes porteuses du Covid-19 étaient asymptomatiques. "Des études chinoises nous l’apprenaient dès cette époque-là, confirme le professeur Yves Buisson, coordinateur de la cellule de veille scientifique sur le Covid-19 mise en place par l’Académie nationale de médecine. Près de 50% des cas de transmission sont asymptomatiques. Cela veut dire que la plupart des gens qui ont été contaminés ne l’ont pas été par des personnes malades. Toute personne qui sort dans la rue devrait être considérée comme un porteur qui s’ignore et mettre un masque sur son visage pour éviter de contaminer ses voisins."
Une contrainte opérationnelle et politique
Problème : à la fin du mois de janvier, on sait déjà qu’en cas de pandémie, il n’y aura pas assez de masques pour répondre aux demandes du système de santé. Le sujet devient de plus en plus sensible. Le gouvernement se retrouve face à une double contrainte, opérationnelle et politique. D’un côté, il doit gérer la crise à coup de commandes précipitées, et de l’autre, ne pas intégrer le port du masque lorsqu’il énumère les gestes barrières. Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement, n’assurait-elle pas encore, le 27 mars dernier, que, lorsque ces gestes sont bien respectés, "il n’y a pas besoin de masques" ?
Sur le terrain cependant, beaucoup ne partagent pas cette approche. Le CHU de Grenoble propose à ses personnels non médicaux de fabriquer eux-mêmes des masques alternatifs. Il diffuse en interne un "patron" pour leur permettre de les confectionner. Des initiatives individuelles fleurissent un peu partout en France. Petit Bateau, Armor Luxe, Lacoste, Eminence, proposent de réorienter leur production… Emmanuel Macron lui-même plaide le 31 mars à Angers pour un retour de notre souveraineté en matière de fabrication de masques. Mais ce qu’on mesure encore peu, c’est que ces usines ne produiront pas que des masques chirurgicaux ou des FFP2 réservés aux soignants. L’idée qui est déjà en train de prendre forme, c’est de produire ces fameux masques dit "barrières" ou "alternatifs".
Des stocks de masques chirurgicaux à préserver
Pour cela, on prépare les esprits et on adapte la règlementation. Dans un avis (lien vers un document PDF) rendu par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) le 24 mars, il est écrit noir sur blanc que "l’usage de masques dédiés pour des usages non sanitaires présente un intérêt pour réserver l’utilisation des masques ayant de statut de dispositif médical ou de protection individuel aux personnels de santé". Ces nouveaux masques présenteront un double objectif. Face à la pression montante, et à une vérité qu’il faudra bien finir par admettre, ils permettront de répondre aux besoins du public, sans pour autant ponctionner les stocks de masques chirurgicaux ou de FFP2 qui, eux, resteront dédiés aux services de santé.
Le 27 mars, l'Association française de normalisation (Afnor) publie un document qui se présente comme un référentiel de fabrication de ces masques qu’on appelle encore "masques barrières". Ce type de protection "complète la panoplie des indispensables gestes barrières face à l’épidémie de Coronavirus" écrit l'Afnor. Elle précise dans sa note quels matériaux on peut utiliser, et quels tests sont recommandés. Le 29 mars, le ministère de la Santé et celui de l’Economie signent conjointement une note officialisant la création de deux nouvelles catégories de masques "réservés à des usages non sanitaires destinés à prévenir les projections de gouttelettes".
Le puzzle est quasiment achevé. Il reste à communiquer pour expliquer que la doctrine de l’Etat a évolué. Mais quand et comment ? Le 2 avril, l’Académie nationale de médecine prend tout le monde de cours. Sans que le ministère en ait été informé, elle publie un communiqué, recommandant de rendre obligatoire le port d’un masque "grand public". "En France, l’habitude n’a pas été prise de constituer un petit stock de masques anti-projection dans chaque foyer. La pénurie de masques risquant de durer encore quelques semaines, force est de recourir, actuellement et en vue de la sortie du confinement, à l’utilisation d’un masque 'grand public' ou 'alternatif'", peut-on lire.
Difficile dans ses conditions de camper sur ses positions. Jérôme Salomon admet partager l’avis de l’Académie. Mais pourquoi si tard, et surtout comment justifier une telle volte-face ? "C’est le problème de la communication en temps de crise par les personnalités politiques, commente Yves Buisson, de l’Académie nationale de médecine. Je pense qu’on était obligé d’adapter le discours à la pénurie. C’est pour ça qu’on ne jugeait pas nécessaire que les gens sortant dans la rue portent un masque chirurgical." Et le médecin d’ajouter : "Si on avait suffisamment de masques chirurgicaux, si on avait des boîtes dans chaque foyer français, on ne tiendrait pas le langage du masque alternatif. On dirait tout simplement : mettez un masque chirurgical quand vous sortez de chez vous."
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