Coronavirus : les manifestations risquent-elles d'accélérer la propagation du virus ?
Les manifestations se multiplient en France et dans le monde contre le racisme et les violences policières. Faut-il craindre une accélération de la propagation du coronavirus avec ces rassemblements ?
Les manifestations risquent-elles d'amplifier la pandémie de coronavirus ? A Washington D.C. (Etats-Unis), plusieurs infections ont été recensées le 9 juin parmi les membres de la Garde nationale. Cette force armée était venue encadrer les rassemblements contre le racisme et les violences policières après la mort de l'Afro-Américain George Floyd. Leur porte-parole n'a cependant pas dévoilé leur nombre exact. Ailleurs, dans l'Etat du Nebraska (Etats-Unis), ce sont deux membres de la Garde nationale qui ont été testés positifs. Mais difficile de savoir si les manifestations, qui agrègent un grand nombre de personnes (100 000 à 200 000 à Washington D.C. le 6 juin, selon Politico), ont entraîné ces infections.
En France, pour faire face à l'épidémie de Covid-19 aujourd'hui en recul, le gouvernement continue de proscrire sur la voie publique les rassemblements, réunions et activités qui regroupent plus de dix personnes. Et si l'état d'urgence sanitaire ne sera pas prolongé au-delà du 10 juillet, les manifestations, elles, pourraient encore être interdites jusqu'au 10 novembre.
Pas de quoi empêcher pour autant les rassemblements contre le racisme et les violences policières de se tenir. A l'initiative du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, jeune homme noir de 24 ans mort en 2016 après son interpellation, une mobilisation nationale est même annoncée pour le samedi 13 juin, alors que les manifestations se multiplient dans le pays. Faut-il craindre une propagation du virus ? L'équipe du #VraiOuFake de franceinfo a mené l'enquête.
Des moments propices à la transmission du virus
"Les rassemblements, c'est un vrai problème", reconnaît Yazdan Yazdanpanah. Le chef du service des maladies infectieuses de l'hôpital Bichat, à Paris, voit dans la multiplication des manifestations antiracistes "un facteur de risque important pour la transmission du coronavirus". Pour rappel, la maladie se transmet par les gouttelettes, ces sécrétions invisibles projetées lors d'une discussion, d'éternuements ou d'une toux, d'autant plus lors d'un contact étroit, comme l'indique le ministère des Solidarités et de la Santé.
C'est un endroit qui peut être très propice à la genèse d'un cluster parce que les gens chantent et crient fort. Ce sont les moments où l'on émet le plus de gouttelettes. Tout cela, alors que la proximité entre chacun est importante.
Yazdan Yazdanpanah, médecin infectiologueà franceinfo
Cette proximité, c'est justement ce qui accroît le risque d'infection. "Il suffit que quelqu'un parmi les manifestants soit malade et qu'il soit en contact rapproché avec d'autres personnes, d'autant plus sans masque", pour que l'infection ait lieu. "Des gouttelettes peuvent arriver sur les mains, expose Yazdan Yazdanpanah, et la personne peut se frotter les yeux, se toucher la bouche". Des réflexes anodins qui font courir le risque d'une infection. "Mais si les gens ont des masques et ne s’amusent pas à se cracher dessus, le risque reste faible", nuance l'épidémiologiste et biostatisticienne Catherine Hill.
Autre danger durant les manifestations : l'utilisation du gaz lacrymogène. "Dans la mesure où ils font tousser, cela augmente le risque de dispersion des postillons", note Antoine Flahault, épidémiologiste à l'Institut de santé globale de Genève (Suisse). "Ils ne sont donc certainement pas appropriés durant cette période." Et parce qu'ils entraînent des irritations, notamment de la gorge, le New York Times note que le risque de contracter des maladies respiratoires est plus élevé dans les jours qui suivent l'exposition aux gaz. Mais, malgré ces risques, les forces de l'ordre continuent de recourir aux gaz lacrymogènes en France, comme en témoignent ces images de la manifestation parisienne du 2 juin contre les violences policières.
L’avenue de Clichy est à nouveau plongée dans le gaz lacrymogène par les forces de l’ordre qui tentent de repousser le cortège.#JusticePourAdama #BlackLivesMatter #Adama pic.twitter.com/yZjeX7UWxp
— Yazid Bouziar (@ybouziar) June 2, 2020
Aux Etats-Unis, où l'utilisation des gaz lacrymogènes suscite la controverse (en anglais), 1 288 professionnels de santé ont d'ailleurs publié une lettre ouverte (PDF en anglais) appelant à les interdire. Ils demandent également qu'aucun manifestant ne soit interpellé et placé en garde à vue ou dans tout autre endroit confiné, un autre facteur de risque pour la transmission du virus.
Un impact difficilement estimable
Face aux risques posés par les manifestations, a-t-on une idée exacte et chiffrée de leur impact ? Sur ce point, la communauté des chercheurs est partagée.
Une étude allemande (PDF en anglais) portée par l'université de Bonn s'est penchée sur le cas de Gangelt (Allemagne). Cette commune de moins de 13 000 habitants a célébré le carnaval en février, juste avant la mise en place de la distanciation physique. Un évènement potentiellement "superpropagateur", titre l'équipe allemande. Dans ce qui reste une prépublication (c'est-à-dire un article scientifique n'ayant pas encore reçu le feu vert d'un comité de relecture), les chercheurs constatent que la participation aux festivités a doublé le taux d'infection (le nombre d'infections rapporté au total de la population étudiée), de 9,5% à 21,3%. Les symptômes de la maladie étaient également plus nombreux parmi ceux qui s'étaient rendus au rassemblement.
L'Américain Trevor Bedford a quant à lui souhaité estimer les conséquences sanitaires des manifestations actuelles. Ce spécialiste de biologie numérique au Centre de recherche contre le cancer Fred Hutchinson de Seattle (Etats-Unis) a fait l'hypothèse qu'avec 600 000 manifestants par jour dans tout le pays et 0,5% d'infectés parmi la population, 3 000 manifestants seraient en moyenne contaminés chaque jour. Ces 3 000 en infecteraient 3 000 autres de retour chez eux, selon lui, de quoi aboutir à plusieurs dizaines de morts supplémentaires par jour.
Racism and state sponsored violence are critical public health issues. We should also acknowledge that the specific action of large-scale public protest at this moment during the COVID-19 pandemic may result in perhaps more than 10 but less than 100 deaths per day. 16/21
— Trevor Bedford (@trvrb) June 6, 2020
Mais ce calcul est à prendre avec des pincettes, prévient sur Twitter Marc Lipsitch, épidémiologiste à l'université de Harvard (Etats-Unis). Car dès qu'un paramètre du calcul est modifié, on obtient des résultats différents.
"On peut toujours faire des multiplications", relativise également l'épidémiologiste Catherine Hill, "mais aux Etats-Unis, l'épidémie n'en est pas au même stade, elle est en quelque sorte décalée par rapport à la France." Avec près de 113 000 décès dus au Covid-19, les Etats-Unis ne sont pas encore parvenus à faire reculer l'épidémie. De ce fait, difficile selon elle de transposer ce calcul à la France.
Une analyse partagée par le chercheur Antoine Flahault : "Il est très difficile de soutenir un tel chiffre. En France, on n'a pas d'idée chiffrée de l'impact des manifestations et on a très peu de nouvelles infections. Si les manifestations accélèrent la transmission du virus, cela se verra dans la veille sanitaire quelques jours plus tard."
Des rassemblements en intérieur plus dangereux ?
L'épidémiologiste américain Marc Lipsitch s'interroge aussi sur la pertinence d'un tel calcul : "Les casinos sont en intérieur, bondés, et je parie que la plupart des joueurs n'y portent pas de masques. Combien de transmissions y ont lieu ?"
Cette question est d'importance : dans quelle mesure les manifestations, qui ont lieu le plus souvent à l'extérieur, sont-elles plus (ou moins) dangereuses que des rassemblements entre quatre murs ? En France, les réunions ne sont d'ailleurs soumises à aucune limitation dans le cadre privé après une décision du Conseil constitutionnel. Une décision visant à protéger le "droit au respect de la vie privée", bien que le gouvernement appelle au "civisme".
Six chercheurs chinois se sont intéressés au problème en étudiant les données de 320 municipalités au début de l'année 2020. Le résultat de cette prépublication (en anglais) est sans appel : sur 318 foyers épidémiques, 254 concernent un domicile. Si les causes identifiées se recoupent parfois, 108 foyers ont été reliés aux transports. En ce qui concerne les foyers en extérieur, un seul a pu être recensé. Un seul sur 318.
Les contaminations auraient donc majoritairement lieu en intérieur, ce que défend une prépublication japonaise (en anglais). Après l'examen de 110 cas issus de plusieurs clusters, les chercheurs en ont conclu que le risque de transmission du virus dans un lieu clos était 18,7 fois plus important qu'en extérieur. Un résultat qui fait écho à l'apparition de foyers dans des abattoirs, des établissements scolaires ou même au sein d'infrastructures minières, rappelle l'épidémiologiste Antoine Flahault. "Ce sont des endroits assez peu ventilés, assez peu aérés."
"Etre en plein air, c'est déjà mieux qu'être dans un endroit confiné. Mais cela ne protège pas du tout, notamment sur les marchés ou sur les terrasses où la distanciation physique n'est pas toujours respectée", alerte Yazdan Yazdanpanah.
N'importe qui peut devenir un superpropagateur du virus s'il est confiné pendant longtemps dans un endroit. Ce qui compte, c'est l'environnement.
Yazdan Yazdanpanahà franceinfo
En clair, cela dépend du port ou non d'un masque, du respect des distances… "Chanter, rire et parler sans masque à la terrasse d'un café", c'est "probablement prendre autant de risques qu'en manifestant au sein d'une foule un peu dense", souligne également Antoine Flahault.
Par ailleurs, certains chercheurs questionnent le regard réprobateur posé sur les manifestations pour des raisons sanitaires. Pour Nathan Grubaugh, épidémiologiste à l'université de Yale (Etats-Unis), "les estimations approximatives des décès dus au Covid-19 causés par des manifestants luttant contre le meurtre de citoyens noirs sont choquantes". "Nous ne devrions pas blâmer ceux qui se battent pour les libertés civiles", écrit-il sur Twitter.
Back-of-the-envelope estimates of COVID-19 deaths caused by protesters, who are fighting against the murder of black citizens, is egregious. We shouldn’t blame those fighting for civil liberties, blame reasons why they are there. #BlackLivesMattters https://t.co/F8P3KZqEOL
— Nathan Grubaugh (@NathanGrubaugh) June 7, 2020
En tout état de cause, ce qui est "extrêmement important, poursuit Yazdan Yazdanpanah, c'est qu'en cas de symptômes, il faut se faire tester." Le médecin épidémiologiste les rappelle : "Cela peut être une sensation de fièvre, des maux de tête, des courbatures et, éventuellement, des signes respiratoires."
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