: Enquête franceinfo Violences faites aux femmes : quelles réponses ont été données aux signalements en hausse pendant le confinement ?
Les derniers chiffres confirment l’augmentation des violences faites aux femmes pendant le confinement. L’enquête de la cellule investigation de Radio France montre un bilan contrasté. Beaucoup de structures ont accompagné les victimes, mais les relais d’accueil dans les pharmacies et les centres commerciaux n’ont pas été un succès.
Les derniers chiffres publiés par le secrétariat d’État à l'Égalité le confirment : les violences conjugales et intrafamiliales ont augmenté pendant le confinement. Les forces de l’ordre ont effectué 44% d’interventions en plus pour différends familiaux par rapport à la même période en 2019. De son côté, la fréquentation de la plateforme du gouvernement sur les violences conjugales a plus que doublé.
Même constat pour le 3919, le numéro d’appel gratuit et anonyme contre les violences conjugales. "Nous n’avons jamais reçu autant d’appels que pendant le confinement", affirme Françoise Brié, qui gère ce numéro et dirige la fédération Solidarité Femmes qui l’a fondé. "Parmi les appels reçus, 5 200 ont concerné des violences conjugales, c’est deux fois plus que l’an dernier", relève-t-elle.
Selon plusieurs associations que nous avons contactées, beaucoup de victimes se sont manifestées pour la première fois lors du confinement. À l’antenne du Val-de-Marne du CIDFF, le puissant réseau du Centre d’information des familles et des femmes, 600 rendez-vous téléphoniques ont eu lieu pendant le confinement, dont les trois-quarts portaient sur les violences. "La moitié était des femmes qu’on ne connaissait pas, notamment des femmes en instance de divorce, dont le conjoint s’énervait plus que d’habitude et passait à l’acte", explique Véronique Dubayle, la directrice du centre.
Parmi les victimes déjà connues, "des femmes nous ont expliqué que les violences de leurs compagnons se sont intensifiées. Une femme qui avant le confinement prenait des coups deux fois par semaine en recevait tous les jours", souligne pour sa part Élisabeth Liotard, la directrice de l’antenne de l’association Viffil SOS Femmes à Villeurbanne (Rhône).
Des signalements en hausse mais des plaintes en baisse
Au tribunal de grande instance de Pontoise (Val-d’Oise), Éric Corbaux, le procureur de la République, a constaté "une diminution d’environ 20% des dépôts des plaintes". Cette situation paradoxale peut s’expliquer par le confinement qui a rendu plus difficile le dépôt des plaintes, car dans le même temps, explique-t-il, "nous avons eu 25% d’appels en plus pour des interventions de police-secours pour différends familiaux, notamment de voisins qui entendaient des cris et appelaient la police".
Selon les acteurs de terrain que nous avons contactés, la réponse judiciaire a été variable. "Il y a eu des attitudes très disparates, relève Me Anne Bouillon, avocate spécialiste des violences conjugales à Nantes, J’ai vu des services de police très réactifs, vraiment au travail, et d’autres qui invitaient les femmes à passer déposer plainte après le déconfinement". Ces demandes portaient, selon l’avocate, sur les violences "de basse intensité", où il n’y a pas de coup porté mais où les femmes subissent du harcèlement et des menaces, considérant comme à l’habitude que "s’il n’y a pas de nez cassé, ce n’est pas très grave, c’est supportable".
La crainte de nombreuses associations de terrain, c’est qu’après le déconfinement, de très nombreuses plaintes qui n’ont pas pu être déposées le soient et qu’il y ait une "déferlante". "On a très peur de découvrir de très nombreuses situations dramatiques, avec des violences exercées pendant le confinement, dont les femmes n’ont pas osé parler", explique Véronique Dubayle, du CIDFF du Val-de-Marne. Parmi ces situations dramatiques, "on sait qu’il y a eu des violences sexuelles - en plus des violences physiques et psychologiques - et on craint qu’il y ait eu des grossesses non désirées", souligne Françoise Brié, qui gère le 3919.
"Il m’a bousculée et frappée au visage"
Pendant le confinement, des victimes ont rencontré des difficultés dans certains commissariats pour déposer leur plainte dans les règles. Céline Josserand, la directrice adjointe de l’antenne de Villeurbanne de l’association Viffil SOS Femmes fait référence à un cas précis : "Une dame s’est signalée le 28 mars à nos services, après avoir déposé plainte contre son ex-concubin. Il était revenu chez elle pour lui demander de reprendre leur relation, et il l’a frappée en présence de leur fils de 13 ans. La victime a expliqué : 'il m’a bousculée, je suis tombée au sol, ensuite, il m’a filé un coup de pied au visage, puis un coup de poing derrière la tête quand je me suis relevée'". L’ex-concubin finit par quitter le domicile. La police, alertée par les voisins, intervient et demande à la victime d’aller voir un médecin. "Elle a eu une ITT de trois jours, et elle est allée déposer plainte", ajoute Céline Josserand.
"Le problème c’est que la plainte était incomplète. Ils n’avaient pas mentionné que les violences s’étaient faites en présence de leur fils – ce qui est un facteur aggravant – et que son ancien compagnon la harcelait déjà avant". L’association a donc conseillé à la victime de déposer un complément de plainte. Mais "le commissariat a refusé, en lui disant de revenir après le confinement", poursuit l’adjointe de Viffil SOS Femmes. Résultat : "Monsieur est convoqué au tribunal correctionnel en octobre mais il n’a pas eu d’interdiction de l’approcher, ce qui veut dire qu’aujourd’hui, rien ne l’empêche légalement de la voir, et c’est ce qu’il fait. Il se poste au coin de la rue, la suit. Elle est très inquiète."
À contrario, Céline Josserand, de l’association Viffil SOS Femmes de Villeurbanne, se souvient d’une intervention très efficace de la police, alertée par les voisins, sur le cas d’une jeune femme de 26 ans, frappée par son compagnon de 28 ans. "Ils sont intervenus très vite", assure-t-elle. Et même si la jeune femme a refusé de porter plainte, l’homme a été placé en garde-à-vue et déféré en comparution immédiate. "Elle avait des gros bleus, elle avait été rouée de coups. Il a écopé de quatre mois ferme et d’un an de prison avec sursis et de mise à l’épreuve".
Trois à cinq gardes à vue par jour au tribunal de Pontoise
Les consignes du ministère de la Justice ont été claires dès le début du confinement : la priorité devait être le traitement des violences faites aux femmes. Éric Corbaux, le procureur du tribunal de grande instance de Pontoise, réputé pour sa politique volontariste en ce domaine, explique : "J’ai donné des instructions écrites aux policiers et aux gendarmes, pour que les moyens des brigades spécialisées dans le traitement des violences faites aux femmes soient conservés en l’état. Nous avons donc laissé tomber d’autres enquêtes pour concentrer nos efforts sur ces questions-là, qui sont déjà la priorité en temps normal."
Cela s’est traduit par trois à cinq gardes à vue par jour sur des dossiers de violences intrafamiliales. "Un peu moins que le rythme habituel, précise le procureur. On a jugé en comparution immédiate quand il s’agissait de faits particulièrement graves. On a également convoqué des conjoints violents [25] pour les juger après le déconfinement, tout en les éloignant du domicile familial, ce qui a nécessité de leur trouver des solutions d’hébergement". À cela s’ajoutent 16 affaires de violences conjugales jugées pendant la période de confinement. "Quant aux demandes de remise en liberté de personnes en fin de peine, à l’occasion du confinement, elles ont été refusées aux auteurs des violences conjugales", rappelle la présidente du tribunal de Pontoise, Gwenola Joly-Coz.
Le tribunal a également maintenu une permanence de juges aux affaires familiales pour que des ordonnances de protection (qui permettent notamment d’éloigner les conjoints violents du domicile conjugal) soient rendues. "J’ai assisté pour la première fois de ma carrière à une plaidoirie par téléphone, explique la magistrate. La juge aux affaires familiales a tout organisé de façon dématérialisée. Elle a entendu l’avocat au téléphone, et elle a rendu une ordonnance de protection."
Des partenaires qui travaillent en réseau
C’est parce qu’elles se sont appuyées sur des réseaux tissés depuis de longues années avec les services de l’État que certaines associations ont réussi à faire face à l’augmentation des violences sur les femmes. "On ne travaille pas tous seuls", explique Véronique Dubayle, du CIDFF du Val-de-Marne : "On fait depuis longtemps un gros travail dans beaucoup de villes, avec tous les partenaires [police, justice, milieu de l’enfance, services sociaux]. La réussite de la prise en charge des victimes de violences tient à la collaboration de chacun de ces partenaires." Dans le contexte exceptionnel de la crise du Covid-19, ces liens ont très bien fonctionné, "d’autant plus qu’il y a eu des consignes dans chacun de ces services. Les tribunaux aussi ont traité en priorité les violences faites aux femmes, tout comme la police."
"Même s’il y a certainement eu des difficultés dans certaines situations, nos réseaux ont fait fonctionner leur imagination, notamment pour trouver des logements pour héberger les femmes en danger, explique Françoise Brié, de la fédération nationale Solidarité Femmes. En Île-de-France, une résidence universitaire a ainsi été ouverte pour accueillir soixante femmes. À Marseille, une de nos associations a travaillé avec le centre de formation du club de football de l’OM pour héberger une quarantaine de femmes."
"On a obtenu bien plus de solutions d’hébergement que d’habitude !, s’exclame Céline Josserand, la directrice adjointe de l’association Viffil SOS Femmes de Villeurbanne. Alors que les hôtels qui nous permettent de loger des femmes en danger fermaient, l’État nous a permis d’avoir 60 lits dans un ancien bâtiment de l’AFPA [Agence française de formation professionnelle pour les adultes]. C’est trois fois plus que ce qu’on a en temps normal". Les femmes et leurs enfants peuvent y rester jusqu’au 31 mai. "Ça leur a permis d’être tranquillisés, mais après, que va-t-il se passer pour eux ? Est-ce qu’on aura toujours ces moyens ?".
Les relais de pharmacies et des centres commerciaux moins efficaces
D’autres réseaux, plus récents et mis en place par le gouvernement, ne semblent en revanche pas avoir trouvé leur public. Il s’agit du dispositif d’alerte dans les pharmacies, ou des permanences ouvertes dans certains centres commerciaux. Des dispositifs dont Marlène Schiappa, la secrétaire d’État à l'Égalité femmes-hommes, a annoncé le prolongement. "Tout ce qui permet de signaler les violences va rester", a-t-elle déclaré jeudi à nos confrères de Libération, estimant que la mobilisation sur ce sujet avait été "très forte" pendant le confinement. L’accueil dans les centres commerciaux sera donc maintenu "jusqu’à l’été", 401 personnes y auraient été accueillies pendant le confinement, dont 316 femmes et 25 enfants.
Plusieurs signalements ont par ailleurs été effectués dans des pharmacies, à Nancy, Rennes, Lanmeur, Marseille, Essey-lès-Nancy, a précisé le secrétariat d’État. Cependant, contactés par la cellule investigation de Radio France, plusieurs avocats, associations et institutions disent ne pas avoir eu de retours sur ces deux dispositifs. "Contrairement à ce qu’on a pu penser, note le procureur de la République de Pontoise Éric Corbaux, ils n’ont pas eu le résultat escompté. Nous n’avons pas eu de dénonciation de faits de violence par ces biais." "Il y a eu un décalage entre l’annonce faite par le gouvernement et l’effectivité du dispositif dans les pharmacies, confirme Léa Guichard de la Fédération nationale des Centres d'information sur les droits des femmes et des familles (CNIDFF). Encore aujourd’hui, beaucoup de pharmacies n’ont pas de prospectus à distribuer ni les fiches destinées aux pharmaciens afin qu’ils sachent aiguiller les femmes et obtenir leur consentement pour contacter ou pas les forces de l’ordre. C’est encore en train de se mettre en place."
Ce que retiennent néanmoins les acteurs du terrain, c’est qu’il y a eu une grande sensibilisation de la population : "J’ai des clients qui ont appelé la police en entendant des cris chez des voisins, relève Anne Bouillon, l’avocate de Nantes. Il y a eu une véritable prise de conscience collective. Si le confinement avait eu lieu il y a dix ans, ça n’aurait pas existé."
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