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Entre inquiétudes et volonté de retrouver l'école, les enseignants à l'épreuve de la rentrée du 11 mai

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
La cour déserte de l'école élémentaire La Garenne à Saint-Médard-en-Jalles (Gironde) le 15 avril 2020. (VALENTINO BELLONI / HANS LUCAS)

La rentrée prévue dans moins de trois semaines, sur la base du volontariat, laisse perplexe de très nombreux enseignants, même si certains assurent qu'il y a urgence pour que les élèves retrouvent les salles de classe, notamment ceux des milieux plus défavorisés. 

"Ce sont les parents, au final, qui décideront." Emmanuel Macron a mis fin, jeudi 23 avril, à une séquence qui a pris la majorité présidentielle et le corps enseignant au dépourvu. Dans l'épineux dossier de la réouverture des écoles, le ministre de l'Education nationale a d'abord annoncé une rentrée progressive à partir du 11 mai. Pas plus de 15 élèves par classe, un étalement par niveaux, une sécurité sanitaire efficiente... Ce retour obéissait à des principes qui étaient encore à l'étude. Les propos de Jean-Michel Blanquer ont surpris l'entourage du Premier ministre, comme l'a rapporté Le Monde, par son timing et son contenu, alors que Matignon avait demandé au ministre de ne pas communiquer. 

"Il faut insister sur le fait que ce sont des hypothèses !", a martelé Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet d'Edouard Philippe. Le chef de l'Etat a finalement mis un terme au tâtonnement en annonçant à l'issue d'une réunion avec des élus locaux que la rentrée scolaire sera "progressive, concertée avec les élus locaux et adaptée aux réalités locales" et, surtout, sur la base du volontariat des parents, "sans obligation de retour à l'école". Ces atermoiements entretiennent le flou dans lequel est plongé un corps enseignant. "Personne ne peut donner des informations fiables, on navigue à vue", s'énerve Marie, professeure d'anglais en région parisienne. Elle et beaucoup d'autres sont partagés entre inquiétude, perplexité et envie de retrouver les élèves. 

Des gestes barrières inapplicables

"Quand [les] conditions ne seront pas réunies, cela n'ouvrira pas. C'est évident que les conditions sanitaires sont fondamentales, et que nous devons garantir les enjeux de santé aussi bien pour les personnels que pour les élèves", avait prévenu Jean-Michel Blanquer lors de son audition face à des députés, mardi. Problème : la totalité des professeurs interrogés par franceinfo ont du mal à concevoir comment faire respecter la distanciation physique et le suivi des gestes barrières. Chez les petits, comme chez les grands. Et l'annonce du président de la République ne change pas grand-chose à la donne.

Volontaire pour faire classe aux enfants du personnel soignant à Dijon (Côte-d'Or), Ombeline constate que les collégiens étaient "incapables de respecter les consignes", quel que soit le nombre d'élèves. "Ils se sentent en forme, s'échangent les objets", témoigne cette professeure d'anglais. "Ils s'en fichent, lâche Thierry, enseignant d'histoire-géographie dans un lycée de Haute-Savoie. Ils entendent que les jeunes ne sont pas touchés, je ne vais pas passer ma journée à faire la police, comme pour les casquettes." Au sein des classes élémentaires, faire respecter ces mesures de sécurité est "carrément impossible", souffle Aurélie, enseignante dans une école élémentaire des Hauts-de-Seine.

Parfois ce sont les installations mêmes de l'établissement qui empêchent le respect des consignes. Romain est professeur de mathématiques dans un lycée parisien accueillant plus d'un millier d'élèves, où "on se touche déjà presque dans les couloirs en temps normal".

Il n'y a pas de toilettes à tous les étages et il n'y a pas de savon dans les toilettes des élèves... Ça va être compliqué pour les gestes barrières.

Romain, professeur dans un lycée parisien

Les 150 professeurs du lycée ne sont pas spécialement mieux lotis puisqu'ils ne disposent que de deux lavabos et sont parfois, eux aussi, privés de savon. "Certains collègues en rapportaient de chez eux quand il n'y en avait pas", raconte même Romain. Des questions primordiales comme celles des masques, du gel hydroalcoolique, de la désinfection du mobilier et du matériel, indispensable entre chaque cours, sans oublier la problématique des transports pour les professeurs comme pour les élèves, restent en suspens. 

"Tout est compliqué, je n'ai pas l'impression qu'il se pose toutes [ces questions] au ministère", regrette Marie. "En théorie, oui je suis prêt à reprendre si les conditions sont remplies. Mais en pratique, je ne pense pas que ce soit possible", résume Romain. L'Elysée a voulu rassurer les enseignants en insistant jeudi sur la nécessité de faire passer des tests de dépistage au Covid-19 aux personnels des établissements scolaires avant la reprise. Des masques devraient également être mis à leur disposition.

"Les élèves veulent retrouver leurs camarades"

Malgré toutes ces incertitudes, ces doutes, Romain, comme de nombreux professeurs, a envie de retrouver sa salle de classe et ses élèves. "Ils me manquent. Faire cours aussi. Je ne pensais pas dire ça", s'amuse Aurélie. D'autres assurent que les élèves aussi ne demandent que ça : "Ils veulent retrouver leurs camarades, car pendant le confinement ils n'ont eu que les inconvénients de l'école, c'est-à-dire le travail", estime Ombeline, l'enseignante de Dijon. "En plus de trente ans de carrière, jamais je n'avais vu autant d'enfants me dire qu'ils préfèrent l'école", sourit Marie. "Cela ferait du bien à tout le monde de se revoir et de retravailler, abonde Romain, mais pas n'importe comment. Rouvrir pour avoir une deuxième vague, je ne vois pas l'intérêt." 

Mais l'envie ne masque pas l'inquiétude d'une rentrée mal gérée. "J'ai l'impression que c'est aux chefs d'établissement et aux professeurs de se débrouiller", s'agace Ombeline. "Je suis un bon petit soldat, je vais obéir aux ordres, mais je trouve aberrant de rouvrir les écoles maintenant, alors qu'on nous dit que c'est encore dangereux", peste Thierry, 61 ans. "Je suis en bonne santé et ne suis pas complètement flippé. Même si je l'attrape, je ne vais peut-être pas mourir, mais on nous fait courir des risques", ajoute celui qui est à un mois de la retraite. Marie le sera également à la fin de l'année. Souffrant d'hypertension, elle n'est pas rassurée.

A mon âge, je n'ai pas envie de tomber malade et de prendre des risques. Je n'ai pas le courage des soignants.

Marie, professeure en région parisienne

D'autant que ce risque pèse également sur les élèves, et par extension sur leur famille. "Je refuse de transmettre le virus à des gens qui peuvent le ramener chez eux, analyse Romain. Je n'ai pas envie de porter cette responsabilité." Ombeline, elle, veut renvoyer l'ascenseur à toutes les professions qui ne se sont pas arrêtées depuis le début du confinement. "Les soignants, mais aussi les caissiers et personnels de supermarchés, ainsi que le personnel d'entretien. On ne leur a rien demandé. Ils ont dû continuer à travailler. Alors, nous aussi on peut faire un effort, surtout si on n'est pas une personne à risque, estime la professeure d'anglais. Et il faut bien qu'on s'immunise collectivement." 

Les craintes des professeurs se retrouvent également chez les parents d'élèves. "J'en ai entendu beaucoup dire qu'ils ne comptaient pas remettre leurs enfants dans ces nids à microbes", assure Ombeline. Le choix fait par l'exécutif d'un retour sur la base du volontariat (par ailleurs saluée par la FCPE) ne fait qu'entériner un peu plus les convictions du corps enseignant. "Je n'ai pas envie de les convaincre de remettre leur enfant en classe, mais il va falloir que je sois claire sur les modalités pour que les familles prennent leur décision en connaissance de cause, explique Aurélie. Ce retour à l'école devra forcément être couplé avec un dialogue renforcé avec les familles". Juliette*, directrice d'école élémentaire en Ile-de-France, note que "pour les parents inquiets des risques sanitaires, c'est un bon compromis". Toutefois, "si les conditions ne sont pas réunies, je ne crois pas à la réouverture. Ce n'est pas possible qu'un ministre mette en danger la vie d'un enfant".

"Le volontariat, c'est la pire idée qui soit"

Certains ne sont pas du tout convaincus par l'argument avancé par Jean-Michel Blanquer pour justifier ce retour à l'école dès le 11 mai. "Chaque mois d'école perdu est un énorme problème social", a avancé le ministre mardi, s'inspirant des mots du président de la République, qui assurait le 13 avril que "la situation actuelle creuse des inégalités". "Les élèves en difficulté ne sont pas le souci du ministère, ça me semble bidon, s'indigne Thierry. J'aurais préféré qu'on me dise franchement 'il faut y retourner pour permettre une relance de l'économie'." Juliette, elle, tient le discours inverse et salue la parole du ministre : "Enfin, on parle des familles en difficulté. Si le confinement peut avoir cette vertu, tant mieux""Il faut reprendre car nous sommes inquiets pour les enfants, dont certains sont en décrochage ou dont nous sommes encore sans nouvelle", insiste-t-elle.

Selon Aurélie, le volontariat arrange surtout le gouvernement, qui n'aura pas "à se tracasser sur le côté progressif du retour à l'école". Cette décision risque pourtant de creuser les inégalités que l'exécutif disait justement vouloir combattre en rouvrant les écoles. D'après un sondage Odoxa-Dentsu Consulting pour franceinfo et Le Figaro publié jeudi, seuls 17% des parents aux revenus les plus modestes (moins de 1 500 euros net mensuels par foyer) ont l'intention de renvoyer leurs enfants à l'école, contre 36% de ceux aux revenus moyens (entre 1 500 et 3 500 euros) et 48% des plus aisés (plus de 3 500 euros). 

L'objectif déclaré du gouvernement de rouvrir pour réduire les inégalités est un échec avant même d'avoir commencé.

Romain, professeur dans un lycée parisien

"Je trouve que le volontariat est la pire idée qui soit, sauf si tu tiens vraiment à accentuer les inégalitésLes familles les plus éloignées de l'école sont aussi celles qui ont des enfants en difficulté scolaire. Ceux-là ne viendront pas, c'est certain, résume Aurélie. Soit les écoles peuvent rouvrir parce qu'il y a une sécurité sanitaire, soit elles doivent rester fermées."

Contrôle continu et notation bienveillante

Autre sujet d'inquiétude pour les élèves comme pour les professeurs : les examens, et notamment le baccalauréat. Il sera validé grâce au contrôle continu, comme l'a annoncé début avril le ministre de l'Education, mais ce changement ne fait pas les affaires de tout le monde. "Les élèves ont commencé l'année pour être prêts en juin et se sentent victimes d'une injustice", argumente Romain, le professeur de mathématiques. Selon lui, certains "sympathiques glandeurs" qu'il a en classe auraient pu décrocher leur examen en cravachant les semaines qui précèdent l'épreuve. Mais là, leur moyenne générale contraint quasiment l'enseignant à une "bienveillance excessive dans la notation et à une subjectivité, alors que le baccalauréat est censé être un examen totalement anonyme". Toutefois, dans les semaines qui s'écouleront jusqu'au 4 juillet, il ne voit pas trop l'intérêt d'évaluer. "Il aurait fallu un travail réalisé dans de bonnes conditions, de l'égalité entre les élèves, avance-t-il. Dans les conditions actuelles, ça n'a pas de sens."

En histoire-géographie, Thierry, qui a l'habitude de noter plus durement ses élèves afin de les préparer à l'épreuve du mois de juin à la notation réputée plus douce, va s'adapter. "Il y a des chances que je sois plus coulant, admet-il. Je vais certainement regarder les moyennes des trimestres précédents et, si un élève est à 9,5 et qu'il fait des efforts suffisants, je vais certainement ajuster pour qu'il soit à 10 sur l'ensemble de l'année. Mais je ne mettrai pas 19 de moyenne à tout le monde, c'est évident." 

Ce problème de la notation pousse certains à envisager un retour en priorité des élèves en difficulté, une des pistes évoquées par l'Elysée, qui dévoilera un plan de bataille plus précis début mai. "Il faut trouver un intérêt pédagogique à cette rentrée, prévient Romain. Si c'est juste pour faire revenir les élèves et faire de la garderie, c'est dévaloriser le rôle de l'école et révélateur de l'idée que les dirigeants se font de celle-ci."

* Le prénom a été modifié

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