Intermédiaires douteux, concurrence entre États : comment le coronavirus a transformé l’Europe en Far West de l’équipement médical
Face à l'explosion de la demande de matériel médical pour lutter contre le coronavirus, l'Europe est devenue une jungle commerciale où la disparition des règles habituelles génère de nombreuses dérives.
La règle en temps de crise, c’est qu’il n’y a plus de règles. Celles qui encadraient les procédures de marchés publics en Europe ont volé en éclat avec l’épidémie de Covid-19. Pour permettre aux États membres de l’Union de faire face à la pénurie en équipements essentiels pour les soignantes et les patients, les pays européens ont assoupli considérablement la réglementation pour les achats vitaux, le matériel médical ou les médicaments.
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Les commandes publiques se font sans appels d’offres préalables, via des procédures de gré à gré. Le risque de favoritisme, de corruption, de surfacturation et d’escroqueries est élevé. Depuis que les États membre "ont pris conscience de la nécessité d’acheter en urgence", c’est devenu "la jungle sur les marchés, la loi du plus fort, du plus riche, et souvent du plus malicieux, voir du plus criminel", raconte un responsable en poste à la Commission européenne.
En cause, selon cet observateur avisé : la présence d’intermédiaires qui spéculent sur la pénurie. "La Commission européenne devrait être beaucoup plus interventionniste vis-à-vis de ces nouveaux intermédiaires - ces "brokers" ou courtiers - qui pullulent aujourd’hui sur les marchés et se jouent des stocks en les conservant, les détournant, et en n’hésitant pas à intervenir jusque sur les tarmacs des aéroports pour acheter les fournitures pourtant déjà vendues."
Des masques qui se paient cash
Le secteur des masques est le premier touché. Des centaines d’intermédiaires de toutes nationalités se précipitent dans les usines de fabrication en Chine pour tenter de faire main basse sur cette production extrêmement convoitée. Ce n’est pas le pays qui aura le plus de besoins qui remportera la mise mais, évidemment, celui qui mettra le plus d’argent sur la table.
"C’est le Far West", écrivent des responsables des achats publics en Europe, qui se réunissent chaque semaine depuis le début de la crise sanitaire, dans des documents auxquels la cellule investigation de Radio France a eu accès. "Aujourd’hui, vous avez des pays comme les États-Unis qui envoient des intermédiaires avec des valises pleines de dollars dans les usines chinoises, explique Gian Luigi Albano, ancien responsable de la Consip, la plateforme d’achats publics nationale italienne. Quand vous êtes en compétition avec des gens qui payent cash sans même prendre le soin de vérifier la marchandise, on est forcément perdant !"
"Des propositions étranges, qui viennent de partout"
Depuis le début de la pandémie, les hôpitaux et les cliniques sont démarchées quotidiennement par des hommes d’affaires qui assurent avoir des masques ou des respirateurs à vendre. Et, parfois, les structures de soin européennes acceptent de passer commande sans avoir la certitude de voir un jour la couleur de la marchandise. "Quand vous êtes en situation d’urgence, vous avez tendance à accepter un maximum d’offres. C’est ce qui se passe en Italie, notamment en Lombardie, où les hôpitaux ne sont pas certains d’avoir un nombre suffisant de ventilateurs pour les malades", raconte Gian Luigi Albano. Hugues Lefranc, directeur des achats pour le groupement hospitalier de territoire Hainaut Cambrésis - qui regroupe douze établissements de soin dans la région de Valenciennes - abonde : "On reçoit quasiment une proposition toutes les heures, ça vient de partout. Dans certains cas, il y a des montages d’entreprises très bizarres, avec une personne basée au Pakistan, une autre en Inde, ça semble assez étrange…" L’acheteur valenciennois explique qu’il préfère traiter avec un seul trader chinois qui travaille depuis plusieurs années déjà avec la France.
Des propositions de ce genre, Jean Rottner, le président de la région Grand-Est, affirme en avoir "au moins 75 dans [sa] boîte mail." La collectivité a lancé, le 20 mars, un appel aux entreprises qui disposaient de stocks de masques. "On a réussi comme ça en en récupérer 1,3 millions auprès des entreprises, mais on a aussi reçu des messages du monde entier, explique-t-il. Il y en avait un qui nous proposait un stock bloqué à Roissy. En regardant d’un peu plus près, c’était un vendeur de voitures."
Des gestionnaires de fonds reconvertis en importateurs de masques
Ces "nouveaux acteurs" du marché de l’équipement médical qui viennent proposer leurs services aux hôpitaux ou aux collectivités, la cellule investigation de Radio France a pu en identifier quatre. On trouve un trader français spécialisé dans les pierres précieuses, un autre Français, basé en Chine, deux gestionnaires d’un fonds spéculatif néerlandais et un entrepreneur allemand, spécialisé dans les composants électroniques. Points communs entre ces profils hétéroclytes : tous expliquent disposer des bons réseaux en Chine du fait de leur activité et tous affirment ne pas être mus par l’intérêt financier. Néanmoins, les tarifs annoncés par certains permettent d’en douter : aux alentours de deux dollars l’unité pour un masque chirurgical qui valait 20 fois moins rendu en France il y a quelques semaines (voir la fiche tarifaire ci-dessous). Et encore, ce tarif ne comprend ni le transport, ni la commission des différents intermédiaires.
12,5% de commission et un paiement comptant
Le business du masque est rentable. Un intermédiaire de la région Rhône-Alpes, qui propose des modèles fabriqués en Chine à des entreprises et cliniques françaises, nous explique avoir reçu 200 demandes de devis en l’espace de quelques heures. Les masques FFP2, plus chers que les masques chirurgicaux, seront achetés entre 2,30 et 2,40 euros l’unité, pour une commande d’un minimum de 150 000 exemplaires. Leur prix aurait été multiplié par dix depuis le début de la crise. Sans compter que cet intermédiaire facturera à ses clients une marge de 12,5%. Un taux de commission bien supérieur à ce qu’il applique en temps normal, reconnaît-il.
Les établissements publics hospitaliers européens sont confrontés à un autre problème : les fournisseurs chinois demandent aujourd’hui à être intégralement payés à la commande. Les services publics européens doivent se plier à cette loi du marché. Mais c’est inédit. Et jusqu’à peu, c’était aussi irrégulier. "On n’a pas l’habitude de le faire dans les hôpitaux puisque les règles de la commande publique, c’est de verser au maximum 30% de la somme au moment de la commande, explique Hugues Lefranc, directeur des achats du groupement hospitalier du Hainaut Cambrésis. Là, aujourd’hui, les trésoreries sont plus souples vu le contexte, on nous demande simplement de prendre certaines garanties, de s'assurer que le fournisseur existe réellement..."
Du matériel médical aux enchères
"La demande est cent fois supérieure à l’offre. En conséquence, le marché ne joue plus du tout son rôle !", se désole un fonctionnaire de la Commission européenne. Il n’y a plus aucune régulation. Comme l’écrivait la juriste française Laurence Folliot-Lalliot dans une tribune publiée par Le Monde le 30 mars 2020, les logiques de l’achat public se sont inversées, "les vendeurs se retrouvent en position dominante pour fixer les prix et les acheteurs sont en concurrence entre eux".
L’utilisation de systèmes d’enchères ne fait qu’aggraver le phénomène. "Le gouverneur de New-York a récemment décrit les achats publics actuels comme une guerre d'enchères de type e-Bay entre les acheteurs publics. C'est une réalité que nous observons partout dans le monde", raconte l’Allemande Ivan Zupan, de l’ONG Transparency international. Au Pays-Bas, plusieurs acteurs publics de la Santé se seraient livré une guerre sans merci pour un stock de masques bloqué sur un container à Rotterdam, il y a quelques jours. "Une structure publique a dû renchérir trois fois pour l’emporter", raconte un fonctionnaire de la Commission européenne. "Les entreprises disposent de stocks importants de produits de santé et d'assainissement, mais elles attendent que les prix montent avant de les vendre, observe Ivan Zupan. Et, parfois, les prix doublent en six heures seulement !"
Une "concurrence meurtrière" entre les régions
Parfois, comme pour les masques de Rotterdam, ce sont des acheteurs publics d’un même pays qui se livrent bataille. "Il y a une concurrence meurtrière entre les régions ou entre certains hôpitaux d’une même région !", regrette le professeur d’économie Gian Luigi Albano. "Alors que la plateforme nationale d’achats publics a commandé des masques FFP2 à 4,95 euros l’unité, vous avez des collectivités ou des communes italiennes qui veulent faire leur propre stock et qui achètent des masques deux fois plus cher. Je vois aussi que des procédures d’appel d’offres sont publiées en même temps par la Lombardie, par le Piémont, par des villes. Et ça fait monter les prix. On a perdu le sens commun !", estime ce spécialiste de la commande publique. Le même phénomène est observé en Belgique, selon des responsables de centrales d’achat. "Il existe une énorme concurrence entre l’Etat belge et les hôpitaux publics pour les équipements de protection. C’est le Far-West absolu", raconte un acteur du secteur.
Le marché commun "à la poubelle"
A l’échelle européenne, de nombreuses sources institutionnelles évoquent une même "anarchie", une absence de centralisation des commandes, un politique du "chacun pour soi" qui rend la situation "intolérable". "Le manque de solidarité est tel que le cabinet du commissaire Thierry Breton a dû taper du poing sur la table", relate un responsable de la Commission européenne à Bruxelles. "Ils ont tous adopté des stratégies individualistes, ou de "free rider", autrement dit des stratégies du "passager clandestin", qui désigne un comportement qui profite d'un avantage économique ou politique".
"Le repli nationaliste est la première conséquence de la crise", lâche un autre observateur. Les états les plus puissants, comme l’Allemagne et la France, ont décidé de mettre en place des couloirs aériens avec la Chine. Sans s’inquiéter des problèmes d’approvisionnement de leurs voisins. "Regardez l’Allemagne qui a fermé ses frontières et qui a, de fait, empêché que des masques aillent en Italie, lance l’Italien Gian Luigi Albano. Voilà ce qu’on a fait : on a jeté le marché commun à la poubelle ! Après cette crise, que va-t-il rester des règles de droit international, des règles du commerce qu’on a écrites pendant 50 ans ? En tant que citoyen européen, ça me désole."
Lors de réunions qui se sont tenues à Bruxelles ces derniers-jours, des représentants allemands ont dû se justifier. Expliquant qu’eux aussi étaient victimes de ce marché du masque devenu une jungle. L’Allemagne aurait essayé de commander des stocks de masques à la Chine. Mais dans neuf cas sur dix, les certificats des fournisseurs étaient faux. L’Allemagne, comme de nombreux autres pays européens, a également expliqué n’avoir aucune visibilité sur la date de livraison des stocks de masques, sur leur qualité, et sur les conditions d’hygiène des usines dans lesquelles ils ont été fabriqués.
Des blouses trouvées chez les tatoueurs
Mais il n’y a pas que la question des masques qui déchire les pays européens. Désormais, ce sont les équipements de protection - les blouses, les lunettes, les surchaussures - qui font le plus cruellement défaut dans les hôpitaux. Dans le secteur de Valenciennes, le directeur des achats du groupement hospitalier, Hugues Lefranc cherche lui des tabliers de protection pour les personnels soignants : "Tout le réseau médical européen a vidé les stocks, alors on va chercher dans l’agroalimentaire, chez les vétérinaires, même chez des tatoueurs ! On essaye d’être imaginatifs, on cherche des alternatives techniques, des solutions à court terme, qui nous permettent quand même d'avoir de bonnes conditions pour soigner nos patients."
Le prix de ces tabliers, encore plus difficiles à trouver que les masques actuellement d’après plusieurs acteurs du marché, a littéralement explosé : "Il y a deux mois, ça valait environ 30 centimes la pièce, explique Jean Rottner. Aujourd’hui, notre importateur ne peut pas nous en trouver à moins de 3 euros l’unité, et il y en a même à six euros." La région Grand-Est cherche donc des industriels locaux qui pourraient en produire pour les redistribuer aux soignants.
Des prises de ventilateurs de réanimation pas compatibles
Les acteurs publics de la Santé reconnaissent être aussi moins tatillons sur la qualité des équipements depuis le début de la crise sanitaire. Alors qu’une réglementation un peu plus stricte encadrant la mise sur le marché européen des dispositifs médicaux devait entrer en vigueur le 26 mai 2020, la Commission européenne a décidé de faire deux pas en arrière en autorisant, en urgence, des produits qui ne bénéficient pas du marquage CE - c’est-à-dire qui ne sont pas conformes aux normes européennes - à être importés dans les pays de l’Union.
Des dérogations qui ne dureront que le temps de la crise, assurent les institutions européennes. Quoi qu’il en soit, le monde de la Santé semble se résigner à "bricoler" avec l’existant, faute de matériel aux normes. En Italie, "on s’est retrouvé avec des ventilateurs de réanimation fabriqués en Chine qu’on ne pouvait pas brancher par ce que les branchements n’étaient pas compatibles avec nos prises, raconte le spécialiste de la commande publique, Gian Luigi Albano. Les machines étaient pourtant conformes, avec un marquage CE, mais on n’avait pas pris le temps de vérifier la conformité des prises. C’est la panique qui engendre ça. Le matériel avait été commandé en urgence." Un risque à prendre, là encore, selon lui. "On accepte d’être moins regardants sur la qualité des produits, on fait ça pour sauver des vies."
Des solutions à l’échelle de l’Europe ?
Des difficultés d’approvisionnement, du matériel médical de mauvaise qualité, des malversations nombreuses, des pays oubliés… L’UE estime que des commandes groupées pour l’ensemble des États membres permettraient de limiter les dégâts. Le 24 mars, la Commission européenne a annoncé avoir lancé un appel d’offres uniques pour des stocks de masques, de gants, de lunettes de protection et de combinaisons. "Bien que ce soit une bonne nouvelle, la réponse de l'UE aurait dû arriver beaucoup plus tôt, ce qui aurait limité le gaspillage de l'argent public dans les États membres", estime Ivan Zupan de Transparency international.
Il va aussi falloir repenser nos politiques en matière d’achat public, analyse un responsable à la Commission européenne. "Cela ne pourra pas se faire à budgets constants. Il faut refinancer nos services publics et donner des réels moyens aux acheteurs publics, notamment hospitaliers, qui ont besoin de penser l’hôpital post-COVID de demain", conclut-il.
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