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Enquête franceinfo Covid-19 : à Marseille, des masques vendus très cher aux collectivités locales

À Marseille durant le premier confinement la municipalité et l’agglomération se sont démenées pour fournir des masques à la population. Mais au prix de montages parfois surprenants et à un coût qui interroge.

Article rédigé par franceinfo - Elodie Guéguen et Sylvain Tronchet, cellule investigation de Radio France
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Modèle de masque de la marque de lingerie Hom commandé par la ville de Marseille durant la première vague de Covid-19. (NICOLES DEWIT / RADIO FRANCE)

Il est noir, ressemble à un morceau de maillot de bain, est composé à 65% de polyamide, et à 35% d’élasthanne, il est lavable dix fois et fabriqué en Bosnie. Le masque de la maison de lingerie masculine Hom est certainement celui pour lequel une collectivité a le plus déboursé d’argent : 5,50 euros hors taxes par unité. La ville de Marseille en a commandé 250 000, pour un montant total de 1 435 500 euros.

Parmi les centaines de factures que nous avons épluchées durant notre enquête sur la gestion des achats de masques par les collectivités locales françaises, nous n’avons pas trouvé de prix équivalent. Même le masque de la Bonneterie Chanteclair, qui fabrique des modèles made in France haut de gamme – portés régulièrement par Emmanuel Macron – a été vendu à un prix inférieur à la région Grand Est (5,01 euros HT) et pour une quantité nettement moins importante (15 000 unités). Les grandes collectivités locales françaises ont généralement payé les masques textiles made in France aux alentours de 3,50 euros l’unité, rarement plus de 4 euros.

Versement d’un acompte très important

Au mois d’avril, l’ancien maire de Marseille Jean-Claude Gaudin avait promis de fournir "gratuitement" à sa population des masques barrière en vue du déconfinement. Hom a été la première société à être sollicitée.

Si l’entreprise française a son siège social à Marseille, où elle emploie encore 68 personnes, son activité de confection, elle, a été délocalisée il y a déjà plusieurs années. Hom continue pourtant à être l’une des fiertés de la filière textile en Provence. Sa directrice générale, Régine Weimar, est une femme médiatique, très bien implantée dans le paysage économique local. Élue à la chambre de commerce, cette franco-allemande a reçu la légion d’honneur en 2017, des mains du sous-préfet d’Aix-en-Provence. 

En 2015, la directrice générale de Hom, Régine Weimar (à gauche), recevait le prix "La Provence" du manager de l’année, des mains de l’homme d’affaires Bernard Tapie (au centre) et de la présidente du conseil général des Bouches-du-Rhône Martine Vassal (à droite). (Provence Plus TV / CAPTURE ECRAN)

Mais lorsque le marché est passé avec la ville le 15 avril 2020, la santé financière de l’entreprise n’est pas bonne. En 2018, dernière année pour laquelle ses comptes sont disponibles, l’exercice s’était soldé par un déficit de près de 3,5 millions d’euros.

Extrait du procès-verbal de l’assemblée générale ordinaire du 28 juin 2019 de l’entreprise Hom. (DR)

Au printemps, la municipalité était-elle-elle au courant de ces difficultés ? Lorsqu’elle conclut le marché mi-avril, elle accepte en tout cas de verser immédiatement à l’entreprise un acompte très important : 1,32 million d’euros, un montant rarement vu dans d’autres collectivités.

Hom en cessation de paiement

Cette rentrée d’argent n’a apparemment pas suffi à l'entreprise de lingerie masculine pour sortir la tête de l’eau. La société s’est déclarée en cessation de paiement le 31 juillet 2020. Six jours plus tard, elle a été placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Marseille.

Dans un premier temps, nous avons cherché à comprendre pourquoi Hom a vendu si cher ses masques barrières. Nous avons tenté de joindre la directrice Régine Weimar. Mais au siège de la société, elle était aux abonnés absents. Un cadre de l’entreprise, qui s’est occupé du marché marseillais, a accepté de nous fournir des réponses de manière informelle. Il nous a d’abord dit que ces masques étaient fabriqués dans l’Union européenne. Sauf qu’ils l’ont été en Bosnie, pays qui ne fait pas partie de l’UE et où les salaires sont parmi les plus bas du continent (environ 112 euros par mois).

Ce cadre nous explique ensuite que c’est la matière première qui justifie ce prix. Selon lui, Hom a dû trouver un tissu de qualité pour qu’il puisse être certifié par la direction générale de l’armement (DGA). "Tout dépend ce que vous comparez, lâche-t-il au téléphone. Si vous comparez des masques qui sont faits avec des tissus d’un tee-shirt lambda ou des tissus homologués par la DGA, ce n’est pas la même chose." Pendant la première vague de la crise sanitaire, la DGA a pourtant certifié des dizaines de masques dont le prix n’excédait 2 ou 3 euros… Par ailleurs, les masques tissus réputés les plus efficaces en matière de filtration incluent généralement une proportion de coton, ce qui n’est pas le cas du masque Hom dont nous avons récupéré un exemplaire. Il semble beaucoup plus "léger" que d’autres masques réputés filtrants disponibles sur le marché.

Extrait d’un document de la direction générale de l’armement du 16 septembre 2020 sur la certification des masques Hom. (DR)

Nous n’avons pas eu d’explication plus solide du côté de la mairie de Marseille. Il faut dire que ce marché a été conclu entre les deux tours de l’élection municipale. Et que la majorité, depuis, a changé. Malgré la volonté affichée de la nouvelle maire, Michèle Rubirola, de faire preuve de transparence, il nous a fallu plus de cinq mois de coups de fil, d’échanges de mails, de lettres et de discussions avant que l’administration de la ville accepte enfin de nous fournir la facture de cette commande "record" pour une collectivité française...

Mélange des genres

Un autre masque marseillais semble lui aussi avoir bénéficié d’une attention particulière des collectivités locales. Il a été fabriqué dans le cadre de l’opération "Un masque pour tous" voulue par Martine Vassal, qui préside à la fois la métropole d’Aix-Marseille-Provence et le conseil départemental des Bouches-du-Rhône.

Pour pouvoir fournir un masque à chaque habitant, l’élue Les Républicains a transformé le parc des expositions Chanot, à Marseille, en un vaste atelier de confection. Dans le même temps, et sans passer d’appel d’offres, Martine Vassal a chargé deux "structures" d’insertion, Insermode et Fil Rouge, de chapeauter l’opération. Si la première est une association, la seconde est bel et bien une société, qui a donc profité d’une convention de mécénat de la part de la métropole pour occuper le parc Chanot. Coût de cette mise à disposition pour la collectivité : 205 235 euros.

Comme l’ont révélé nos confrères de Marsactu, Martine Vassal et Annie Carrai, l’une des fondatrices et dirigeantes de Fil Rouge, se connaissent depuis longtemps. Cette dernière a travaillé dans l’entreprise du père de l’élue provençale. Interrogée sur ce point au téléphone, Annie Carrai balaie tout conflit d’intérêt ou favoritisme : "Ce n’était pas une demande de la présidente. Avec Fil Rouge, on est venu chercher de la technologie. Je connais Martine Vassal depuis 30 ans, mais ce n’est pas cette proximité qui fait que vous avez des marchés. Je n’apprécie pas qu’on puisse dire ça !"

Plusieurs dizaines de personnes ont été recrutées pour confectionner ces masques barrière. Mais avant le déconfinement, des bénévoles, ont aussi prêté main forte à Fil Rouge, l’entreprise qui a ensuite revendu des masques à la collectivité. Au parc Chanot, la frontière entre l’action altruiste et l’activité commerciale paraît donc floue. "On a eu des bénévoles surtout pour nous aider à recruter les gens mais on n’a pas eu énormément de bénévoles sur l’aspect production. Nous, on travaillait surtout avec des contrats", affirme Annie Carrai. Elle concède néanmoins : "On a eu des bénévoles à domicile, qui venaient quelques fois sur place pour nous couper des élastiques. Les gens voulaient vraiment nous aider à de la production, mais ce n'était pas des gestes techniques."

La "Porsche" du masque

Si un contrat envisagé entre Fil Rouge et la ville de Marseille a avorté, il n’en a pas été de même avec les deux collectivités présidées par Martine Vassal. La petite société de confection de vêtements qui, elle aussi, avait rencontré des difficultés financières ces dernières années avant de se renflouer, a fourni à la métropole 272 000 masques en tissu, pour un montant de 696 000 euros hors taxes. Quant au conseil département des Bouches-du-Rhône, il a acheté à la société marseillaise 216 000 masques entre début du confinement et le 20 novembre 2020, facturés 504 000 euros hors taxes.

L’une de ces commandes, datée du 10 avril, semble particulièrement chère payée : 16 000 masques, à destination des agents du département, ont été facturés 5,25 euros hors taxes l’unité. Interrogé sur ce prix élevé, Fil Rouge explique qu’il s’agit d’un modèle haut de gamme et certifié par la DGA. "On ne peut pas comparer une Twingo avec une Porsche", nous répond-on.

Extrait d’un récapitulatif des commandes de masques passées par le département des Bouches-du-Rhône à destination de ses agents. (FRANCEINFO / RADIOFRANCE)

La métropole Aix-Marseille-Provence nous a indiqué que, grâce à ce partenariat, 60 personnes ont pu être embauchées pendant la crise sanitaire par les "structures" Insermode et Fil Rouge. La collectivité explique qu’elle "entend prolonger cette dynamique en menant une réflexion de relocalisation d'une filière textile dans les Bouches-du-Rhône". Sa présidente, Martine Vassal, n'a toutefois pas donné suite à notre demande d’interview.

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