Résultats très partiels mais profits bien réels : on vous raconte la course de Moderna pour le vaccin contre le Covid-19
L'entreprise américaine Moderna fait la course en tête en vue de la mise au point d'un vaccin contre le coronavirus, et capte des millions d'euros. Toutefois, de nombreux doutes font craindre un emballement financier et médiatique.
Il est 7h30 à Boston quand le communiqué (en anglais) tombe, le 18 mai dernier. "Moderna annonce des résultats provisoires positifs pour la phase 1 des tests de son vaccin (...) contre le coronavirus". L'entreprise de biotechnologie basée dans le Massachusetts triomphe : "Après deux doses, tous les participants évalués à ce jour [ont présenté] des niveaux d'anticorps supérieurs ou égaux à ceux constatés sur des patients en convalescence".
Dans l'urgence de la pandémie de Covid-19, et face aux espoirs de trouver un vaccin, la nouvelle fait l'effet d'une bombe. Le communiqué est massivement partagé, la presse généraliste reprend l'information, et Wall Street bondit. L'action de Moderna s'envole de 20% pour atteindre un niveau record de 87 US$. L'indice Dow Jones gagne 3,85% sur la journée. L'entreprise dévoile son intention de lever 1,3 milliard de dollars pour financer son vaccin.
Mais des doutes apparaissent les jours suivants. Le communiqué de presse est très léger et ne publie pas de données scientifiques complètes sur ces tests. Surtout, alors que 45 volontaires ont participé à cette phase 1, Moderna ne fait état que des résultats encourageants sur... 8 d'entre eux.
Une approche révolutionnaire
mRNA-1273. C'est le nom du vaccin prometteur sur lequel planche Moderna. S'il aboutissait, il pourrait constituer une petite révolution. Dans le cas d'un vaccin traditionnel, un virus inactivé est injecté pour faire réagir le système immunitaire, et lui faire produire des anticorps. En cas de nouvelle intrusion du virus, le corps pourra solliciter ces anticorps et se défendre de manière efficace. Le vaccin de Moderna, lui, utilise une autre approche, ainsi que l'a expliqué un chercheur et cobaye à France Culture. Cette méthode consiste à injecter non pas tout un virus, mais un simple morceau de son code génétique, une molécule dite d'ARN messager. Celle-ci doit "demander" à des cellules du corps de produire temporairement une protéine du virus. Le système immunitaire est ensuite censé la repérer, et créer en réponse des anticorps pour être protégé en cas d'attaque du (vrai) virus.
C'est un processus moins cher et plus rapide à produire. La composition moléculaire du vaccin est plus définie et mieux maîtrisée.
Bruno Pitard, directeur de recherche au CNRSà franceinfo
Il n'existe encore aucun vaccin ayant recours à cette technologie. Voilà pourquoi un succès de Moderna représenterait un tour de force majeur, qui fait rêver de nombreux scientifiques et investisseurs. Engagée dans cette recherche de vaccin depuis janvier, Moderna a réussi à mettre en place un premier essai sur l'humain en deux mois seulement, un record. Ses équipes travaillent de concert avec le National Institute of Allergy and Infectious Diseases (NIAID), agence fédérale dont le patron (et conseiller de Trump), l'épidémiologiste Anthony Fauci, s'est dit "prudemment optimiste" à la suite des résultats de la phase 1. Moderna a reçu mi-avril un soutien de 483 millions de dollars de la part de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda), qui relève du ministère de la Santé. De plus, l'entreprise a été adoubée par Trump, dans cette course internationale au vaccin très politique. La Maison Blanche a lancé l'opération "Warp Speed", qui soutient 5 projets de vaccin dont le mRNA-1273. Elle est dirigée par un certain Moncef Slaoui, jusque-là... cadre de Moderna.
Fort de ces soutiens politiques et financiers colossaux, Stéphane Bancel, PDG de l'entreprise, veut aller vite. Passé par Centrale et diplômé de Harvard, cet ancien cadre du laboratoire français BioMérieux communique beaucoup. Début avril, dans une entrevue accordée au Figaro (article payant), il a fait part de son espoir de pouvoir diffuser les premières doses dès l'automne 2020. "C'est (...) le scénario le plus optimiste, si tout se passe bien. Et il y a 50 raisons pour qu'il y ait des retards", a-t-il tempéré, fin mai, dans un autre entretien au Figaro (article payant).
Dans Les Echos (article payant), le PDG de Moderna a détaillé le calendrier ultra-condensé de ce contre-la-montre. Il prévoit de lancer la phase 3 des tests, sur 30 000 personnes, dès juillet, avant même de connaître les conclusions de la phase 2 (sur 600 personnes). Celle-ci a du reste démarré fin mai alors que les résultats complets des tests sur les 45 personnes de la phase 1 n'étaient pas encore publiés. "Ce qui est compliqué dans cette pandémie, c'est que la vitesse à laquelle on va nous oblige à faire des choses un peu différentes", a reconnu Bancel, interrogé sur BFMTV. La procédure accélérée se déroule sous le regard attentif de la Food and Drug Administration (FDA), agence du médicament américaine qui a elle-même adapté son calendrier pour accélérer la cadence.
Un double pari
Moderna va-t-elle trop vite ? Outre-Atlantique comme en Europe, cette frénésie interpelle, y compris les spécialistes. Marie-Paule Kieny, ancienne directrice générale adjointe de l'OMS, et membre du Comité analyse, recherche et expertise (Care), se dit "interloquée" par cette communication. "Les résultats scientifiques doivent pouvoir être examinés en détail par des pairs pour tester leur validité. L'usage de communiqués de presse, surtout s'il ne précède pas immédiatement une publication scientifique, est une pratique nouvelle qui met à mal l'éthique de la recherche", tranche l'experte auprès de franceinfo.
D'autant que les doutes n'ont pas été dissipés. Comme le détaille le site américain Stat (article en anglais), de nombreuses données manquent concernant l'issue de la phase 1. Qu'est-il advenu des 37 autres patients testés lors de la phase 1 ? Quels sont les niveaux exacts d'anticorps ? Quelle est leur durée de persistance ? Moderna promet que les données, élaborées avec le très sérieux NIAID, seront publiées dans une revue scientifique, sans toutefois donner de date. A la suite de ces commentaires remettant en question les annonces du 18 mai, l'action de Moderna à Wall Street a connu un léger retour de bâton.
C'est donc un pari énorme. D'abord pour un vaccin d'un type nouveau, qui n'a encore jamais fait ses preuves. Mais surtout pour Moderna, qui n'a pour l'instant jamais mis sur le marché un médicament ou un vaccin. La firme dit faire des essais cliniques sur 16 molécules, dont aucune n'a encore passé la phase 3. Par ailleurs, des incertitudes viennent du virus en lui-même.
Il faut être prudent parce qu'on ne sait pas encore quel niveau d'immunité sera nécessaire pour protéger contre le SARS-CoV-2.
Marie-Paule Kieny, membre du Comité analyse recherche et expertise (Care)à franceinfo
Moderna veut des commandes
En attendant, Moderna avance tête baissée. Certaines des équipes travaillant sur d'autres projets ont été mises à contribution sur le vaccin mRNA-1273, et l'entreprise prévoit de recruter 150 personnes dans les mois à venir, a-t-elle indiqué à franceinfo. Au final, Stéphane Bancel et ses équipes semblent bien avoir réussi un coup de maître financier. Alors que la firme créée en 2010 était jusqu'à présent inconnue du grand public, sa valeur a atteint 30 milliards de dollars, indique le Wall Street Journal (article en anglais). Selon Forbes (article en anglais), Stéphane Bancel est devenu milliardaire depuis que Moderna a démarré sa course au vaccin.
Pour Bruno Pitard, "la pandémie crée des opportunités, et Moderna est un champion qui suscite beaucoup d'espoirs : celui d'avoir un vaccin, et celui que les titres achetés valent ensuite plus cher". Pour le directeur de recherche au CNRS, le récent succès en bourse de l'entreprise est "purement spéculatif". "Mais dans la 'biotech', c'est toujours comme ça. C'est une bulle. Moderna surfe sur le fait qu'elle mène la course." Aux Etats-Unis, Moderna est talonnée par les laboratoires AstraZeneca et Johnson & Johnson, tandis que le Français Sanofi, l'Allemand CureVac ou le Chinois Sinopharm sont aussi lancés. Dans un document (en anglais) publié début juin, l'OMS recensait 136 vaccins candidats contre le coronavirus dans le monde. Seuls 10 d'entre eux sont actuellement en évaluation clinique.
De son côté, le patron de Moderna met la pression sur les dirigeants politiques européens au sujet des commandes. "Chaque jour qu'on passe sans avoir de commande de gouvernements européens est un jour où le lancement du vaccin en Europe sera retardé", a-t-il indiqué sur BFMTV. Interrogés, les ministères de la Santé et de l'Economie français ne souhaitent pas répondre nommément sur Moderna. Cependant, ils ont publié début juin un communiqué à l'occasion du lancement d'une alliance européenne pour le vaccin contre le Covid-19. Rassemblant la France, l'Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas, ce regroupement vise à suivre "très attentivement les recherches les plus prometteuses" et "négocier des pré-accords avec ces entreprises".
Le 29 mai, Moderna a donc annoncé le lancement progressif de sa phase 2, portant sur 600 personnes. Le 11 juin, l'entreprise a affirmé que le protocole de la phase 3 était prêt. En outre, un accord a déjà été conclu avec le laboratoire pharmaceutique suisse Lonza pour produire en Europe les millions de doses de l'hypothétique vaccin.
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