Movember : il faut encourager les hommes, plus touchés par le suicide, à "demander de l'aide", plaide un psychologue
Un mois pour briser un tabou. Comme chaque année depuis 2012, le mercredi 1er novembre marque le début du "Movember". Ce mouvement né en Australie invite à se laisser pousser la moustache tout le mois de novembre pour sensibiliser aux maladies qui touchent spécifiquement les hommes, comme les cancers des testicules, de la prostate... Mais aussi aux questions de santé mentale, qui comportent des enjeux spécifiques au public masculin. "De nombreuses études montrent qu'un homme ne dit pas quand il ne va pas bien, parce qu'il ne veut pas avouer ses faiblesses", pointe Mathilde Bourdon, porte-parole de l'ONG Movember en France, auprès de l'AFP.
Selon l'Organisation mondiale de la santé, "plus de deux fois plus d'hommes que de femmes mettent fin à leurs jours, avec un taux de 12,6 pour 100 000 hommes contre 5,4 pour 100 000 femmes" en 2019. En France, entre janvier 2020 et mars 2021, l'Observatoire national du suicide a dénombré "11 210 décès par suicide, dont 75% concernent des hommes". Afin de comprendre cet écart entre hommes et femmes, franceinfo a interrogé Vincent Lapierre, psychologue et directeur du Centre prévention du suicide de Paris.
Franceinfo : Comment expliquer cette différence du nombre de morts par suicide entre les hommes et les femmes ?
Vincent Lapierre : En règle générale, les hommes se soignent moins bien que les femmes, en particulier quand il s'agit de santé mentale. C'est d'ailleurs le seul sujet sur lequel les stéréotypes de genre jouent en défaveur des hommes. Statistiquement, les hommes consultent moins de psychologues et sont plus concernés par un certain nombre d'addictions, dont l'alcool. Or, l'alcool agit comme un masque qui retarde la prise en charge du patient, voire la complique, car c'est un facteur de risque de passage à l'acte suicidaire.
L'une des raisons qui peut expliquer cela, c'est le rapport à l'intime. Dans les représentations genrées du masculin, parler spontanément de son intimité n'est pas valorisant. En fait, les hommes n'ont pas forcément du mal à demander de l'aide, mais ils ne vont pas en solliciter auprès d'une personne qu'ils ne connaissent pas, comme un soignant par exemple. L'exemple qui illustre bien cette situation, c'est celui d'un homme et une femme dans une voiture qui cherchent leur chemin parce que leur GPS ne fonctionne pas. La femme va beaucoup plus spontanément demander son chemin qu'un homme. C'est bête, mais c'est encore comme ça que ça fonctionne.
En revanche, se confier à un ami, un collègue ou un partenaire de sport, c'est possible. A condition toutefois que cet ami suscite cette conversation, pose la question. C'est pour ça que Movember essaie d'encourager ce qu'on appelle la "pression sociale positive par les pairs", c'est-à-dire faire en sorte que cet ami, ce collègue, vienne demander "comment ça va ?" Alors, le dialogue devient possible et il a plus de chances qu'un inconnu d'obtenir une réponse. Le but, c'est de dire que les hommes entre eux sont, quelque part, les plus à même de susciter une libération de la parole autour des problèmes de santé mentale.
Est-ce que cela signifie pour autant que les femmes recourent moins au suicide que les hommes ?
Statistiquement, il y a plus d'hommes qui meurent par suicide. En revanche, il y a plus de tentatives de suicide chez les jeunes femmes, par rapport aux hommes. Cela s'explique parce que les hommes utilisent des moyens plus létaux. De plus, ils laissent les problèmes évoluer plus longtemps et s'aggraver. Les femmes ont tendance à avoir recours à de l'aide professionnelle, sociale, médicale ou psychologique, alors que les hommes, bien souvent, vont prendre en compte le problème tard, voire trop tard. Pour résumer, ce n'est pas que les femmes soient moins concernées par la question, c'est qu'en général, elles ont recours aux soins et aux aides suffisamment tôt, ce qui fait qu'elles meurent moins de suicides que les hommes.
Est-ce que l'âge est un facteur déterminant ?
Si on regarde les taux de suicide, c'est-à-dire en proportion de la population et non pas en nombre total de morts, les hommes de plus de 75 ans ont une très importante surmortalité par suicide. Ce sont des hommes qui ne consultent pas du tout et qui sont plus vulnérables que quand ils avaient 30 ans. Donc le ratio entre le nombre de tentatives de suicide et le nombre de suicides se rapproche de 1. Ce qui signifie que quand les hommes très âgés veulent mettre fin à leurs jours, ils y parviennent.
On a beaucoup parlé de santé mentale, et notamment de tentatives de suicide, pendant les périodes de confinement et la pandémie de Covid-19. Est-ce que les hommes étaient plus concernés que les femmes ?
En fait, la très nette augmentation du nombre de tentatives de suicide sur cette période a été observée chez les jeunes femmes, plus que chez les hommes. En revanche, la mortalité par suicide est sensiblement restée la même. Surtout, on a vu plus de tentatives de suicide chez les très jeunes et on pense qu'effectivement, c'est un effet post-Covid. Mais nous l'analysons davantage comme un effet d'amplification des contextes de violences intrafamiliales ou d'adversité sociale, liée au confinement.
Est-ce que le fait d'en avoir autant parlé va permettre aux hommes de se confier davantage et de moins retarder la prise en charge, comme vous le disiez plus tôt ?
On peut espérer que les hommes se confient plus, c'est vrai. Toutefois, on ne sait pas encore dans quel sens la situation va évoluer. En tant qu'acteurs de la prévention, on se dit qu'il ne faut absolument pas relâcher nos efforts en pensant que "c'est bon, les jeunes en parlent, c'est réglé". Rien n'est jamais gagné. Le modèle n'a pas radicalement évolué et on grandit toujours avec des représentations qui n'ont pas vraiment changé.
Quels sont les signes qui peuvent alerter ?
Il faut s'intéresser à ce qui change dans le comportement d'une personne. Chez celles que l'on connaît peu, cela peut être un changement d'apparence ou d'habitudes. Chez les gens qu'on connaît un peu mieux, on peut remarquer des changements de rythme de vie, le recours à l'alcool ou à différents toxiques. Ou encore quelqu'un qui faisait beaucoup de blagues et n'en fait plus. Ou, au contraire, quelqu'un qui n'en faisait jamais et qui, d'un coup, en fait beaucoup plus. Ou encore des changements d'humeur, l'impression qu'une personne prenait plaisir à faire des choses qu'elle ne fait plus, ou sans plaisir.
Que faire si on repère ce type de comportements ?
Au fond, le message à faire passer, c'est de suivre son intuition. Nous sommes tous des êtres doués de sensibilité, même un homme très costaud avec une grosse moustache. Donc, on a tous le droit de venir interroger un proche quand on sent que ça ne va pas fort. C'est même une très bonne initiative. Au pire, ce qu'on risque, c'est de se faire envoyer bouler, ce qui n'est pas grave.
Une fois que la question est posée, il faut se rendre disponible. C'est ce qu'on appelle la méthode Alec, pour "ask", "listen", "encourage action" et "check in" ["demander", "écouter", "encourager à agir" et "prendre des nouvelles"]. Il faut ainsi poser la question dans un moment où on sera à même d'écouter la réponse, sans être accaparé par autre chose ou en envoyant quatre textos. Puis, il faut encourager l'action : proposer d'aller vers une consultation, ou appeler le 3114, le numéro d'écoute dédié aux personnes qui ont des pensées suicidaires. Ou simplement proposer une activité qui fait plaisir, comme un tour à vélo. Enfin, penser à vérifier que ça va mieux, car il faut montrer que l'inquiétude que l'on a pu exprimer ne se dissipe pas, et que le lien qu'on a créé ne disparaît pas.
Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute est joignable 24h/24 et 7j/7 au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé.
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