: Enquête Après les VTC et les livraisons, la santé s’ubérise à son tour
La promesse est alléchante : mettre fin aux pénuries de main d'œuvre, à la crise des vocations ou aux faibles rémunérations. Pour cela, des plateformes d’intermédiation proposent d’ubériser le système de santé en faisant travailler des soignants indépendants au sein des Ehpad ou des hôpitaux. Le concept s’inspire des autres plateformes qui ont prospéré dans le transport ou la livraison : Uber, Deliveroo, etc. Mais dans la santé, la formule est apparue plus récemment, à la faveur de la crise du Covid en 2020. Face aux immenses besoins de remplacement que connaissaient les établissements de santé, deux plateformes - Brigad et Mediflash - ont importé ce modèle, rencontrant un certain succès depuis. Le secteur des Ehpad est particulièrement concerné.
Brigad, la première de ces plateformes, a été créée en 2015. Elle proposait à l’origine des missions de remplacement dans l’hôtellerie et la restauration, avant d’élargir son offre à la santé en 2020. Cofondateur et patron de la start-up, Florent Malbranche estimait en 2022 sur BFM Business que son modèle correspondait aux aspirations du moment : "La nouvelle génération ne veut plus avoir un rapport sacrificiel au travail". Maîtriser son emploi du temps, choisir le lieu où l’on travaille et pour qui… C’est ce que fait donc miroiter Brigad à ceux qui choisissent de s’inscrire sur sa plateforme. La démarche est simple. Il suffit de télécharger l’application et de s’enregistrer. "Les missions sont généralement très courtes, précise Florent Malbranche dans une autre interview, les travailleurs ont la totale liberté d’accepter ou de refuser les missions qu’ils souhaitent".
La plateforme est donc un intermédiaire entre les travailleurs d’un côté, et les établissements d’autre part, en prenant au passage une commission d’environ 20 %. La plupart des métiers du secteur médico-social sont proposés : aide-soignant, infirmier, auxiliaire de vie, aide médico-psychologique… Comme sur Uber, le tarif est affiché. Une fois la mission effectuée, le travailleur reçoit même une note, de une à cinq étoiles, et il peut évaluer l’établissement dans lequel il a travaillé.
Les félicitations d’Uber
Brigad revendique aujourd’hui 15 000 travailleurs indépendants inscrits sur sa plateforme et 10 000 entreprises clientes (les chiffres comprennent également les secteurs de la santé et de l’hôtellerie-restauration) en France et au Royaume-Uni, où elle est aussi implantée. Le concept a convaincu des investisseurs, à commencer par l’entreprise Uber elle-même qui a soutenu la petite start-up française en 2016, lorsqu'elle venait de se lancer. Le fondateur d'Uber, Travis Kalanick, a reçu en personne les jeunes Français pour les féliciter d’avoir inventé ce "Uber de l’intérim".
Depuis, Brigad a connu une croissance très rapide, notamment grâce à plusieurs levées de fonds. La dernière en date, d'un montant de 50 millions d’euros, a été annoncée en février 2023 avec comme principal contributeur, le fonds de capital-risque britannique Balderton Capital. Aujourd’hui Brigad emploie 150 personnes pour développer sa plateforme, et prévoit d’en recruter 350 autres d’ici la fin 2024.
Mais elle n’est pas seule sur ce créneau. En 2020, une autre start-up s’est lancée à Metz. Mediflash a été fondée par de jeunes entrepreneurs, tous diplômés d’un master à HEC. La société fonctionne aussi avec des travailleurs auto-entrepreneurs qui choisissent leurs missions en s’inscrivant sur une plateforme. Avec environ 2 000 utilisateurs mensuels et 600 établissements de santé inscrits, Mediflash compte une quarantaine de salariés et a procédé à plusieurs levées de fonds, dont une de deux millions d’euros en 2021 avec le soutien d’un fonds de capital-risque anglais, Firstminute Capital.
Des soignants mieux payés, mais moins protégés
Du côté des soignants, la recette semble plaire. Wendy Reculard a renoncé à son CDI d’aide-soignante pour ce statut d’indépendante, plus compatible avec sa vie de famille. Cette mère de deux filles se sent soulagée : "Quand j’étais en CDI, la charge de travail était trop importante à cause du manque de personnel. Il fallait parfois travailler deux fois plus pour assurer les tâches des collègues absents".
Mais l’avantage est aussi financier. "Je suis bien mieux payé depuis que je suis aide-soignant indépendant, explique Mickaël Matusales, qui exerce en Gironde. En CDI, je gagnais 1 400 euros net par mois. En CDD, jusqu'à 1 800 euros net en comptant les primes de précarité, de fin de contrat et les congés payés. Mais depuis que je suis auto-entrepreneur, je gagne entre 2 000 et 3 000 euros net par mois". En moyenne, d’après Mediflash, le gain de rémunération est d'environ 20 % pour les travailleurs qui font le choix de l’indépendance.
Cette meilleure rémunération s’explique par le statut de ces soignants. Ils sont à leur compte. Les établissements qui font appel à leurs services ne paient donc ni cotisations patronales, ni TVA, ce qui permet de dégager des marges pour augmenter les travailleurs tout en diminuant le coût de leur prestation pour les établissements. Mediflash estime qu’un auto-entrepreneur coûte environ 20 % moins cher qu’un salarié. Mais ce statut a aussi des inconvénients. Les travailleurs indépendants sont moins protégés. Ils ne bénéficient ni des congés payés, ni des arrêts maladie et n’ont pas droit au chômage.
Les établissements, de leur côté, semblent partagés. Cécile Hamon, qui dirige un Ehpad en Ille-et-Vilaine se dit satisfaite. "Ils sont très rapides pour répondre à nos besoins, affirme-t-elle. S'il me faut un aide-soignant le soir-même, ils arrivent à nous trouver quelqu’un". Mais d’autres ont renoncé à cette formule. C'est le cas de la fondation OVE qui compte une centaine d’établissements de santé en France. L’une de ses structures a eu recours à Brigad il y a deux ans mais sa direction y a mis fin. "Ce n’est pas le modèle que nous voulons privilégier, explique le directeur des ressources humaines Adel Chekir. Nos résidents ont besoin d’être accompagnés par des personnes qui les suivent et les connaissent. Cela n’est pas possible avec ces solutions de remplacement temporaire. Nous voulons donc recruter des soignants dans des emplois pérennes et durables".
S’il rencontre un certain succès, ce modèle pose cependant question, car il serait tout simplement illégal. Dans un courrier daté du 30 décembre 2021 adressé aux agences régionales de santé, Elisabeth Borne et Olivier Véran, alors respectivement ministres du Travail et de la Santé, mettent en garde contre le "caractère potentiellement frauduleux de ce type de montage contractuel". Ils invoquent deux raisons à cela. D’abord, un aide-soignant non salarié n’a pas le droit d’exercer sous un statut d’indépendant selon eux. "Les conditions d’exercice de certaines professions réglementées du secteur de la santé font obstacle à l’exercice même de ces activités sous un statut d’indépendant. (...) Un aide-soignant ne peut exercer seul, sans contrôle ou responsabilité d’un infirmier diplômé d’État", peut-on lire dans le courrier.
Et les ministres alertent sur un second risque : "L’exercice de ces professionnels en tant que travailleurs indépendants au sein des établissements de santé ou médico-sociaux, peut tomber sous le coup de la qualification de travail dissimulé. (...) La responsabilité de l’établissement peut alors être engagée (...) et donner lieu à des sanctions pénales, assorties du paiement des cotisations sociales dues aux Urssaf". Pour les ministres, ces travailleurs sont de faux indépendants. Le risque de requalification en emploi salarié par un juge est donc trop élevé.
Plus récemment, Elisabeth Borne, cette fois-ci en tant que Première ministre, a réitéré son opposition à ces plateformes. Devant une commission de l’Assemblée nationale le 25 mai 2023, elle est revenue sur ce fameux courrier. "J’avais été choquée d’avoir des plateformes qui mettaient en relation des aides-soignants avec des hôpitaux pour exercer une activité prétendue indépendante, a-t-elle affirmé (...) Je vous confirme que j’avais donné instruction aux hôpitaux de ne plus faire appel à des aides-soignants qui par nature ne peuvent pas exercer un travail indépendant au sein d’un hôpital".
Et pourtant, ces plateformes continuent d’exercer leur activité librement, y compris dans des hôpitaux publics d’après Mediflash. Car elles contestent l’interprétation juridique du gouvernement. "Dans la loi, rien n'interdit à un aide-soignant d'être auto-entrepreneur", résume l’un des dirigeants de la start-up, Maxime Klein.
Un soupçon de travail dissimulé
Dans ce contexte, les autorités ne restent pas passives. Des contrôles sont menés depuis le début de l’année par les inspections du travail et par les Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf). D'après Mediflash, plus d'une dizaine d’établissements ayant eu recours à des travailleurs indépendants ont déjà été inspectés. Mickaël Matusales, aide-soignant auto-entrepreneur en a fait les frais. "J’ai été convoqué par l’Urssaf pour un entretien qui a duré plus de deux heures. Ils considèrent que notre statut n’est pas 'normal'", se souvient-il.
L’organisme chargé de collecter les cotisations sociales a en effet quelques raisons de s’estimer lésé. Les activités de Brigad et Mediflash représentent "un manque de ressource certain pour l’État en l’absence de cotisations patronales", estime le professeur de droit à Paris I Grégoire Loiseau. Un constat partagé par Prism’emploi, le syndicat qui regroupe les agences d’intérim. "Le développement de ce type de plateformes mettant à disposition de 'faux' travailleurs indépendants, constitue une forme de concurrence déloyale reposant sur un dumping social agressif", commente l’organisme.
Le paradoxe dans cette affaire, c’est que, bien qu'étant soupçonnées d’illégalité par l’État, ces deux plateformes ont tout de même bénéficié d’un soutien public. Selon nos informations, la Banque publique d’investissement (BPI), dont l’État est actionnaire, leur a en effet accordé plusieurs prêts. Brigad a perçu 3,8 millions d’euros et Mediflash 450 000 euros. Plus troublant encore, deux de ces transactions ont eu lieu après que le courrier du gouvernement pointant un risque d’illégalité de leurs activités a été envoyé. Contacté, BPI France nous a répondu que "si Bpi France avait eu connaissance de ce courrier préalablement à son intervention, cette information aurait été prise en compte dans le processus de décision".
Quoi qu’il en soit, certains établissements de santé continuent de recourir aux services de ces plateformes quitte à prendre un risque de redressement. Car ils n’ont pas le choix, explique Annabelle Veques, directrice générale de la Fnadepa, une fédération nationale qui regroupe des directeurs d’Ehpad. "Cela signifie qu’une incertitude juridique repose aujourd’hui sur les gestionnaires d’établissement", regrette-t-elle.
Les choses pourraient cependant évoluer avec le vote d’une directive européenne sur les travailleurs de plateforme, prévu pour la fin de l’année 2024. Cette directive devrait instaurer une présomption de salariat, qui "permettrait aux travailleurs qui le souhaitent de se voir reconnaître le statut de salarié", explique le professeur de droit Grégoire Loiseau. Cela impliquerait le paiement de cotisations sociales, donc de meilleurs droits, mais aussi une rémunération revue à la baisse. "La population de ces plateformes pourrait être mixte à terme, poursuit Grégoire Loiseau. Il y aurait à la fois des salariés et des auto-entrepreneurs qui souhaiteraient conserver ce statut". Mais les plateformes l’accepteront-elles ? En Espagne, le vote d’une loi instaurant la présomption de salariat a abouti au départ de la plupart d’entre elles.
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