Pourquoi la nouvelle fusée Ariane 6 est cruciale pour l'Europe
Privés d'accès autonome à l'espace depuis plus d'un an, les Européens n'ont plus le choix : il faut réussir le vol inaugural de la fusée Ariane 6. Le moment de vérité est pour mardi 9 juillet avec un lancement depuis le port spatial de Kourou, en Guyane.
La "crise" des lanceurs, selon l'expression utilisée par Josef Aschbacher, le directeur de l'Agence spatiale européenne (ESA), est le fruit d'une addition de circonstances délicates et imprévues. Elle a commencé lorsque la fusée Ariane 5 a tiré sa révérence le 5 juillet 2023 après son 117e vol. A ce moment-là, l'Europe se trouvait déjà en difficulté : elle ne pouvait pas compter sur son lanceur Vega-C, plus léger, qui a connu un échec lors de son premier vol en décembre 2022. Elle ne pouvait alors plus non plus se reposer sur les vaisseaux russes Soyouz, les opérations communes ayant été interrompues depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine.
A cela s'ajoute le retard d'Ariane 6. Prévu à l'origine pour 2020, son premier lancement a été repoussé en raison de la pandémie due au Covid-19 et de différents problèmes de conception. Ce lancement est donc devenu crucial. Franceinfo vous détaille pourquoi.
Parce qu'une puissance spatiale se doit d'avoir son lanceur
La fusée est l'un des premiers attributs d'une puissance spatiale. Les Etats-Unis, la Chine, le Japon ou encore l'Inde, disposent évidemment de lanceurs. Et que fait la Corée du Nord, qui souhaite intégrer ce club ? Elle se dote de fusées. L'Europe, elle, a des lanceurs depuis des décennies et c'est une anomalie que de ne plus en avoir, tranche auprès de franceinfo Isabelle Sourbès-Verger, géographe et directrice de recherche au CNRS, spécialiste des politiques spatiales.
"Pour peser dans le concert des nations spatiales, il faut évidemment maîtriser tous les maillons de la chaîne et avoir son lanceur. Sinon, on n'est pas une puissance au sens classique du terme", complète le sociologue Arnaud Saint-Martin, chargé de recherche au CNRS, et co-auteur du livre Une histoire de la conquête spatiale, des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space. "L'Europe a besoin d'un lanceur lourd", insiste-t-il.
Parce que c'est un enjeu de souveraineté plus large
Depuis juillet 2023, l'Europe doit compter sur ses partenaires pour se rendre dans l'espace. C'est ainsi qu'un programme phare de l'ESA, la sonde Euclid, spécialisée dans l'étude de la matière noire et de l'énergie noire, a été lancée avec une fusée de SpaceX. L'Europe a aussi fait appel aux services de la société du milliardaire Elon Musk pour deux lancements de satellites de Galileo, le GPS européen.
"Vous pouvez faire du stop, mais le jour où vous avez besoin de prendre la voiture, c'est quand même plus commode d'avoir la vôtre pour vous rendre là où vous avez décidé, le jour où vous avez décidé."
Isabelle Soubès-Verger, géographe et directrice de recherche au CNRSà franceinfo
Avec Ariane 6, l'Europe va reprendre le contrôle et ne dépendra plus de ses partenaires, avec qui rien ne garantit que les bonnes relations durent éternellement. Au fond, la souveraineté dans l'accès à l'espace est capitale, car les satellites sont indispensables pour un nombre très important d'activités stratégiques. "La question de la préservation d'un accès autonome et indépendant à l'espace est extrêmement importante, car elle est liée à de nombreuses applications d'intérêt général", souligne Arnaud Saint-Martin.
Il peut s'agir de services classiques d'observation de la Terre liés à la météorologie, à l'étude du climat, ou bien de sciences comme l'astronomie et la cosmologie, qui permet d'étudier les origines et l'évolution de l'univers. Cela concerne également les systèmes de navigation et des horloges fondamentales et internationales, qui fonctionnent ensemble. Ces dernières sont fondamentales, car elles coordonnent également les réseaux électriques et de transports.
Le secteur militaire s'appuie aussi énormément sur le spatial : les données acquises depuis l'espace fournissent des renseignements importants aux armées, sur des mouvements de troupes, ou encore l'émergence de nouvelles infrastructures au sol. "Les pays qui ont les programmes militaires les plus développés sont généralement aussi ceux qui ont les programmes spatiaux d'observation de la Terre les plus développés", explique Paul Wohrer, spécialiste des questions spatiales à l'Institut français des relations internationales, dans un podcast de son institution. Il relève également que les données spatiales de géolocalisation sont utilisées pour le guidage des missiles.
Parce que l'Europe compte maintenir son influence dans la régulation du spatial
"L'Europe est une grande puissance spatiale", a affirmé le président exécutif d'Arianespace, Stéphane Israël, sur franceinfo, en novembre 2023, à l'issue du sommet de l'ESA à Séville (Espagne). Une affirmation qui sonne comme un rappel, à l'heure où le paysage du secteur spatial est en train de grandement se modifier avec l'émergence de nouvelles puissances et d'acteurs privés parfois très puissants, comme SpaceX.
De nouvelles activités se développent rapidement, comme les constellations de satellites pour les télécommunications, et de nouveaux textes sont continuellement en discussion pour tenter de mettre en place de nouvelles normes.
"Si l'on veut peser dans des négociations internationales, il faut au moins accéder librement au milieu que l'on entend réguler."
Paul Wohrer, spécialiste des questions spatiales à l'Institut français des relations internationalesà franceinfo
A la vitesse à laquelle le spatial évolue, Ariane 6 aura probablement une durée de vie plus courte qu'Ariane 5, en service pendant vingt-sept ans. Reste que cette nouvelle fusée demeure nécessaire pour restaurer la souveraineté de l'Europe dans l'espace et pour ne pas laisser le Vieux Continent se faire distancer.
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