Enquête Plus de quarante modèles de smartphones ont été épinglés pour excès de puissance

En septembre 2023, le retrait de l’iPhone 12 a été très médiatisé, mais plus de quarante modèles de smartphones de nombreuses marques ont été épinglés depuis 2017. En cause, à chaque fois, un dépassement de la puissance d’émission de radiofréquences autorisée.
Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Audrey Travère
Radio France
Publié
Temps de lecture : 18min
L’iPhone 12, comme une quarantaine d’autres smartphones ont été épinglés pour dépassement des seuils règlementaires d’émissions de radiofréquence. (Anna Frank / Getty)

Les utilisateurs de l'iPhone   12 (fabriqué par Apple) en France ont appris, le 12   septembre dernier, que leur smartphone émettait trop d’ondes. En effet, le débit d’absorption spécifique (DAS) du smartphone d’Apple dépassait les limites autorisées. Cette mesure, encadrée au niveau européen, permet de quantifier l’énergie des ondes électromagnétiques émises par nos téléphones et absorbées par le corps humain.

Mais ce que les utilisateurs ne savaient sans doute pas, c’est que ce dépassement n’était pas nouveau pour les autorités de contrôle. L’Agence nationale des fréquences (ANFR) avait connaissance de cette information depuis au moins deux ans. En effet, le test qui a révélé cette non-conformité a été réalisé en décembre 2021. Deux années durant lesquelles les utilisateurs de l’iPhone 12 ont donc été surexposés aux radiofréquences émises par leurs téléphones.

Le risque d’une contre-attaque judiciaire américaine

Un tel délai n’est pas courant dans ce type de procédures. Selon nos informations, lorsqu’une non-conformité au débit d’absorption spécifique (DAS) est détectée par l’ANFR, le dossier est habituellement traité en six à sept mois. "L’année 2021 a été particulière pour nous, explique Emmanuelle Conil, ingénieure pour l’agence. C'était l'année du déploiement de la 5G en France. On a renforcé les contrôles avec 140 prélèvements de téléphone [pour faire des tests de DAS, NDLR] . C'est à peu près le double de ce que l’ANFR faisait habituellement. Du coup, les délais de traitement des dossiers ont été rallongés."

Un autre facteur a joué. Dans ces procédures très codifiées, il y a une période réservée à un échange contradictoire entre le fabricant du téléphone incriminé et l’ANFR. Une fois informée, l’entreprise a la possibilité de répondre et de fournir ses arguments. Dans le cas de l’iPhone 12, l’ANFR a tenu à respecter la procédure à la lettre, justifiant ainsi ce si long délai avant de rendre l’information publique. "Si elle s'en était écartée, elle se serait fait attaquer par des hordes d'avocats d'Apple", explique Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé du Numérique. La décision prise par l’ANFR de retirer temporairement l’iPhone n’a pas empêché Apple de remettre en question les méthodes utilisées par l’agence, estimant que le retrait de son appareil était "lié à un protocole de test spécifique utilisé par les régulateurs français et non à un problème de sécurité". Toujours est-il que l’entreprise a dû mettre à jour l’appareil en France métropolitaine, afin de diminuer sa puissance d’émission et qu’il puisse à nouveau être commercialisé sur le territoire.

44 autres modèles épinglés

Mais l’iPhone 12 n’est pas le seul à avoir dépassé les limites d’émissions d’ondes   : depuis 2017, 44 téléphones ont également été jugés non-conformes à la suite de tests DAS réalisés par l’ANFR. "Dans 36 cas, le fabricant a fait une mise à jour pour remettre en conformité son téléphone, détaille Emmanuelle Conil. Dans six autres cas, le fabricant a rappelé ses produits. Et dans les deux derniers cas, un arrêté a été pris pour rappeler et retirer du marché les téléphones, puisque le fabricant n'avait pas pris de mesures correctives.”

Parmi les fabricants épinglés par l’agence de contrôle, on retrouve notamment Alcatel, Wiko, Huawei, Xiaomi, ou encore Samsung et Motorola. Depuis l’épisode de l’iPhone 12, deux autres appareils ont été retirés du marché : le Simplicity V27 de la marque Emporia et le Doogee S88 PLUS.

Des tests inadaptés  ?

L’ANFR a donc identifié de nombreux téléphones émettant au-delà des seuils autorisés au niveau européen, et ce alors même que le mode de calcul des test DAS est jugé inadapté par certains experts. En effet, un smartphone, en condition réelle, émet sur plusieurs fréquences en même temps   : la 4G, la 5G, mais aussi le wifi ou le Bluetooth. Des émissions combinées, parfois appelées "cocktails d'ondes". Or, "les technologies actuelles ne permettent pas de mesurer ces émissions simultanées pendant le test, explique un industriel interrogé par la cellule investigation de Radio France. Pendant le test [DAS], les appareils connectés n'émettent pas sur toutes ces fréquences à la fois, comme c'est le cas lors de leur utilisation dans des conditions réelles."

D’autres limites techniques de ces tests sont pointées du doigt. Notamment celles du "DAS tronc", qui correspond aux émissions d’un téléphone placé dans une poche de veste ou dans un sac. Dans un avis rendu en 2019, l’Anses, l’Agence nationale de sécurité sanitaire, recommande de tester la puissance des téléphones au contact du corps, et non pas à cinq millimètres, comme c’est le cas actuellement, afin de "représenter une situation réaliste de l’exposition". Autrement dit   : les conditions dans lesquelles s’effectuent les tests actuellement ne tiennent pas entièrement compte de l’utilisation des téléphones portables.

Sur recommandations de l’Anses, les autorités françaises ont demandé une révision de ces normes au niveau européen. Dans une lettre adressée le 20   septembre 2020 à la Commission européenne, le gouvernement estime que "l’évolution de l’usage des téléphones mobiles se traduit par une grande variété de situations dans lesquelles les téléphones ne sont plus seulement portés à l’oreille pour tenir une conversation. (...) On observe également une interconnexion croissante des téléphones avec de multiples objets connectés, tels que des casques ou montres, qui favorisent des connexions prolongées du téléphone au réseau mobile sans être tenu à la main   : il est souvent porté dans un vêtement, donc plus proche ou au contact du tronc." D’où la nécessité, selon le gouvernement français, de revoir la manière de calculer la puissance d’émission.

La bataille des normes

Au niveau de l’Union européenne, c’est le Comité européen de normalisation électrotechnique (Cenelec), qui se charge d’établir les standards et les normes qui encadrent la réalisation des tests de DAS. Au sein du Comité, des experts venus de toute l’Europe étudient actuellement la demande française. Mais depuis 2020, aucune décision n’a été prise. Selon plusieurs sources interrogées par la cellule investigation de Radio France, en plus des lenteurs administratives, cette inertie s’expliquerait notamment par la réticence de certains industriels à renforcer les contrôles de la puissance des portables.

Les agents de l’ANFR réalisent une démonstration de captation des fréquences 5G en présence du secrétaire d’État chargé du numérique, à Grenoble le 3 septembre 2021. (NICOLAS LIPONNE / HANS LUCAS)

Car les constructeurs sont bien présents lors de ces discussions cruciales. Au sein du groupe de travail européen chargé de faire évoluer les normes, on retrouve notamment des représentants de Sony, d'Ericsson, de Nokia ou de l’opérateur Vodafone. On note également la présence du lobby Mobile & Wireless Forum, qui représente les intérêts de Samsung, Apple et Huawei entre autres. L’ANFR et les agences "sœurs" d’autres états européens sont aussi présentes, tout comme un certain nombre d’ingénieurs ou de scientifiques.

"Le fait de devoir modifier la puissance des téléphones en tenant compte du contact avec le corps nécessite forcément un petit travail d’adaptation pour les industriels. Car un téléphone, ça ne se conçoit pas en un an, explique Joe Wiart, président du Comité technique européen (baptisé 106X). Donc ça leur prend un peu de temps et ça leur coûte de l’argent." Néanmoins, selon Joe Wiart, les discussions sont en train d’aboutir et la norme devrait évoluer l’année prochaine.

Des effets biologiques potentiellement néfastes

Si la norme du DAS est toujours la méthode de référence pour estimer la puissance d’émission des ondes d’un téléphone, elle n’en est pas moins controversée. Depuis les années  1990, la Commission internationale de protection contre les rayonnements non ionisants (Icnirp), donne le "la" concernant les limites à ne pas dépasser pour protéger les utilisateurs des ondes. Le problème, c’est que cette organisation internationale, et ses recommandations, ne reconnaissent qu’un effet majeur  : l’effet thermique. Ces préconisations, "qui ont été reprises dans le monde entier, ont donc été établies sans considérations pour les effets biologiques, explique Clément Goutelle, journaliste et fondateur du média d’enquête La Brèche. Et la France se limite aux normes [recommandées par] l’Icnirp, qui ne protègent la population que des seuls effets thermiques."

Sauf que se limiter aux effets thermiques, c’est ignorer une partie conséquente de la littérature scientifique de ces trente dernières années sur le sujet  : sur les plus de 30  000 études recensées par l’Anses, nombreuses sont celles qui considèrent que l’exposition aux radiofréquences provoque des effets biologiques néfastes et notamment des risques cancérogènes. En 2011, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), a ainsi passé en revue les études existantes afin d’évaluer le danger potentiel que représentaient les ondes électromagnétiques émises par les téléphones.

Le CIRC, organisme rattaché à l’OMS, a classé les radiofréquences émises par les téléphones portables comme peut-être cancérogènes pour l’homme. (ALINE MORCILLO / HANS LUCAS)

À l’issue d’intenses discussions, le CIRC estime que les radiofréquences sont "peut-être cancérogènes pour l’homme". "Les données, qui ne cessent de s’accumuler, sont suffisantes pour conclure à [cette] classification, justifiait à l’époque Jonathan Samet, président du groupe de travail qui est arrivé à cette conclusion. Cette classification signifie qu’il pourrait y avoir un risque, et qu’il faut donc surveiller de près le lien possible entre les téléphones portables et le risque de cancer." Le directeur du centre à l’époque, Christopher Wild, enjoint alors la communauté scientifique à réaliser des recherches supplémentaires sur l’utilisation intensive à long terme des téléphones portables, "étant donné les implications (...) pour la santé publique".

Des expériences sur des souris et des rats

Un appel entendu par le NTP, le Programme national de toxicologie américain dont les travaux font référence. Pendant deux ans, des chercheurs américains ont donc exposé des rats et des souris à des radiofréquences de manière quasi-continue : 10 minutes avec, 10 minutes sans, et ce, pendant 18 heures chaque jour. "Évidemment, nous ne pouvions pas fixer les téléphones portables aux oreilles des rats ou des souris, explique Linda Birnbaum, l’ancienne directrice du NTP. Leurs corps entiers ont donc été exposés au rayonnement radiofréquence dans des chambres spécialement construites à cet effet." À l’issue de ces tests, les chercheurs du NTP concluent avoir trouvé des "preuves évidentes" d’une association entre l’exposition aux ondes et le développement de cancers au cerveau et au cœur chez des rats mâles.

"Certains [disaient] que la mortalité était très faible. En d'autres termes, que cela concernait seulement 3 % des rats, poursuit Linda Birnbaum. M ais avec cinq ou six milliards de personnes dans le monde qui utilisent des téléphones portables, une augmentation de 3 % représenterait un grand nombre de personnes présentant un risque accru de tumeurs cérébrales." Initialement, l’étude avait été commandée en 1998 par la FDA (Food and Drug Administration), l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux. Ce n’est que vingt ans plus tard, en 2018, que les conclusions sont enfin publiées, non sans difficultés.

Le siège de la FDA qui est chargée d'informer la population concernant les radiofréquences émises par les téléphones portables, le 20 juillet 2020, dans le Maryland aux Etats-Unis. (SARAH SILBIGER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

"Nous avons dû faire l’objet, disons, d’un peu plus d’évaluations que d'habitude avant la publication d’une étude, se rappelle Linda Birnbaum, riant un peu jaune. Nos résultats ont suscité une résistance de la part de certains hauts responsables des autorités de santé américaines. Alors que les scientifiques de la FDA soutenaient les résultats, je pense que certains dirigeants de cette agence ne les croyaient pas"

Du côté de l’Icnirp, qui recommande les seuils limites d’exposition aux ondes, on retrouve ce même scepticisme face aux résultats de l’étude du Programme national de toxicologie américain. "Certes, ils affirment avoir trouvé des preuves, mais cela ne veut pas dire qu’ils en ont réellement trouvé, estime Rodney Croft, président de l’Icnirp. Lorsqu'on examine l'étude de près, rien ne suggère que les radiofréquences provoquent le cancer. La faille majeure de cette étude, c’est qu’ils n’ont pas pris en compte le hasard." Confrontée à cette réponse, Linda Birnbaum réplique : "C'est complètement faux. Notre étude s’appuie bien sur des statistiques. Je me demande vraiment s'il a lu l’étude en détail."

Une “approche” de précaution

Du côté français, l’Anses (Agence de sécurité sanitaire) tente d’y voir plus clair. "Les nombreuses études qui sont réalisées sur la question sont très souvent contradictoires, témoigne Olivier Merckel, responsable de l'unité d'évaluation des risques au sein de l’Anses. Certaines d’entre elles mettent en avant des effets cancérogènes tandis que d’autres ne trouvent rien." Cela n’empêche pas l’Agence d’inciter à la prudence : "Pour nous, il y a suffisamment d'indications pour dire : 'Attention', poursuit Olivier Merckel. Parce qu'effectivement, on n'a pas la certitude qu’il n’y a pas d'effet."

En France, l’Anses incite à la prudence concernant les radiofréquences émises par les téléphones portables, en attendant d’avoir une certitude. (MATTHIEU ALEXANDRE / AFP)

De fait, l’Agence a émis un certain nombre de préconisations ces dernières années. Notamment d’utiliser des kits mains libres ou de réduire l’exposition des enfants. Pour autant, il n’est pas encore question de "principe de précaution". L’Anses préfère utiliser le terme d’ "approche" de précaution, qui n’a pas de pouvoir contraignant. Un positionnement que déplore Maître Vincent Corneloup, avocat spécialisé en droit public et qui a travaillé sur l’exposition aux radiofréquences : "En matière environnementale, il y a malheureusement encore une réticence très forte de l'État, mais aussi des juges administratifs à mettre en avant le principe de précaution."

Face à la controverse sur les effets des ondes électromagnétiques, l’Anses a mis en place plusieurs groupes de travail. Le premier prépare un nouvel avis sur le risque cancérogène lié à l'exposition aux radiofréquences, qui devrait être rendu public mi-2024. L’autre groupe de travail planche sur d’éventuelles nouvelles limites d’exposition aux radiofréquences, différentes de celles recommandées par l’Icnirp. Et cette fois, ces nouveaux seuils prendraient en compte d’autres facteurs que le seul effet thermique. Les conclusions sont attendues dans deux ans.

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