Drogue : "Les narcotrafiquants mexicains commencent à explorer le marché européen", affirme un expert
Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crime, a réalisé une série documentaire pour le journal Le Monde, intitulé "Narco Business" (article réservé aux abonnés). Le professeur à l’Edhec a notamment visité les laboratoires mexicains de fentanyl, une drogue de synthèse 50 fois plus puissante que l'héroïne, qui a causé de nombreux décès par overdose aux États-Unis, et qui pourrait bientôt arriver en France.
franceinfo : Vous avez passé un accord avec ces trafiquants pour pouvoir les rencontrer, les filmer ? Comment ça se passe ?
Bertrand Monnet : Cela fait dix ans que je travaille sur le cartel. J'ai pu nouer des relations avec certains cadres et je suis en contact avec des gens qui appartiennent à l'entourage d'El Chapo [Joaquín Guzmán], le chef historique du cartel, qui aujourd'hui est détenu aux États-Unis. C'est ça qui me donne ces accès.
Évidemment après, il faut gagner la confiance, il faut surtout accepter des dizaines d'échecs parce que très souvent, je n'arrive pas à faire ce que je veux. Les gens se méfient, les narcos ne sont pas des gens que l'on approche comme ça. Mais une fois que la confiance est là, une fois qu'ils comprennent ce que je veux faire et surtout, que je protégerai leur identité, c'est possible. C'est mon devoir finalement que d'aller sur le terrain pour observer, ce que j'enseigne ensuite.
Vous avez pu visiter un des laboratoires où se fabrique le fentanyl ?
Je suis allé dans l'un des milliers de petits laboratoires qui fabriquent le fentanyl dans toute la région du Sinaloa, et spécifiquement à Culiacan, sa capitale, qui est le fief du cartel. Le cartel a choisi pour stratégie d'éparpiller la production de cette drogue parce qu'elle fait aujourd'hui l'objet d'une vraie répression, d'une vraie traque par les autorités mexicaines sous la pression de l'administration américaine de Joe Biden.
Plutôt que d'avoir le risque de se faire saisir de la marchandise si l'armée ou la police arrive dans un grand laboratoire, ils divisent la production en des milliers de petits laboratoires. Donc j'ai visité un de ces petits labos, avec des "coccinero", le terme dans le jargon narco qui désigne ces ouvriers. Ils prennent un risque pour leur vie parce que les vapeurs sont très très toxiques.
Quels produits sont utilisés pour réaliser cette drogue ?
Je ne vais pas donner la recette de cette drogue parce qu'elle tue quand même 130 000 personnes par an aux États-Unis. Ils utilisent le fentanyl qui est un médicament, un analgésique opioïde très puissant, qui est administré à l'hôpital en doses infimes et que les narcos arrivent à importer de Chine. J'ai pu voir le produit avec l'étiquette écrite en chinois avec le certificat d'authenticité.
"Ils mélangent ce médicament avec différents produits chimiques, dont des acides qui vont permettre de le transformer en un produit qui ne va pas tuer immédiatement son consommateur, même si c'est extrêmement fort. Mais surtout avec des produits qui vont permettre de transformer une poudre en une pâte qui va sécher et va pouvoir être transformée en pastilles."
Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crimeà franceinfo
Ce sont ces pastilles que les narcos produisent par tonnes. Et c'est sous cette forme que le fentanyl est trafiqué parce que ces petits sachets de centaines de pastilles sont bien plus faciles à transporter et à commercialiser que des kilos de poudre, comme ils le font pour la cocaïne.
Pour avoir une idée de l'échelle, c'est 40 000 pilules qui sont fabriquées en 24 heures. Un kilo de produit original est acheté 15 000 dollars environ. Il est revendu 400 000 dollars c'est ça ?
C'est une marge énorme. C'est 2 400% de marge. Et on ne parle que de la marge qui est faite au Mexique. Dans les épisodes suivants [sur le site du journal Le Monde], je continue à travailler sur cette marge et on voit qu'une fois que le produit est vendu aux États-Unis, la marge est encore supérieure. C'est une cash machine incroyable pour le cartel.
Pour quelles raisons les cartels s'interressent à l'Europe ?
Lorsque j'interroge les narcos du cartel, ils m'expliquent qu'ils commencent à explorer le marché européen.
"Le fentanyl est devenu aux États-Unis la deuxième cause de mortalité après les maladies cardiovasculaires donc c'est un vrai problème de société contre lequel l'administration Biden a décidé de lutter. Donc ils savent que ça va devenir de plus en plus compliqué."
Bertrand Monnet, spécialiste de l’économie du crimeà franceinfo
La deuxième raison pour laquelle ils commencent à arriver ici, c'est que l'Europe est un marché qu'ils connaissent très bien parce qu'ils vendent déjà beaucoup de cocaïne, notamment en France. Ils ont des têtes de pont commerciales, ils ont déjà des grossistes. Les marges sont telles que c'est extrêmement intéressant. Ce sera encore plus intéressant en Europe pour eux parce que, produire une pastille de fentanyl, c'est moins d'un dollar par kilo, et c'est revendu la pastille 10 dollars à New York. Le même produit en Europe, c'est au moins 15 euros. Les marges seront encore supérieures, donc leur motivation sera encore plus forte à venir ici.
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