"Mexicanisation" : peut-on dresser un parallèle entre le narcobanditisme en France et les cartels d'Amérique latine ?

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, entouré de journalistes, réagit à côté d'habitantes à Rennes (Ille-et-Vilaine), lors d'une visite axée sur le trafic de drogue, le 1er novembre 2024. (DAMIEN MEYER / AFP)
Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, et son homologue de la Justice, Didier Migaud, se rendent à Marseille vendredi pour présenter des mesures contre la criminalité organisée, après plusieurs fusillades liées au trafic de drogue, notamment dans des villes moyennes.

La France est-elle gangrenée par le trafic de drogue et la violence comme le Mexique ? Aux yeux de Bruno Retailleau, le "point de bascule" n'est pas loin. "Soit il y a une mobilisation générale pour ce long combat [contre le narcotrafic] qui prendra des années – mais on le gagnera –, soit il y a la 'mexicanisation' du pays", a déclaré le ministre de l'Intérieur le 1er novembre lors d'un déplacement à Rennes. Il s'est notamment rendu dans le quartier de Maurepas, haut-lieu du trafic de drogue et théâtre de nombreux règlements de comptes. Un quartier dont est originaire un petit garçon de 5 ans blessé de deux balles dans la tête le 26 octobre, alors qu'il était en voiture avec son père, "trafiquant de drogue" selon le ministre.

"Les 'narcoracailles' n'ont plus de limites. (...) Ces fusillades, ça ne se passe pas en Amérique du Sud, ça se passe à Rennes, à Poitiers, dans cette France de l'Ouest que je connais bien", avait déclaré le matin même sur BFMTV/RMC Bruno Retailleau, avant son déplacement en Ille-et-Vilaine et après la fusillade dans la Vienne qui a fait un mort et quatre blessés, tous adolescents.

Pour Didier Migaud, le garde des Sceaux, le néologisme "narcoracaille" est faible. "Ce sont des narcocriminels et il faut les combattre", a assuré le ministre de la Justice, mardi sur franceinfo. Néanmoins, lui non plus n'hésite pas à parler de "mexicanisation" de la France. "On voit bien qu'aujourd'hui, il y a recours à des méthodes qui sont proches de celles des cartels sud-américains", a-t-il assuré. Un "fléau" contre lequel les deux ministres vont présenter des mesures lors d'un déplacement commun à Marseille, vendredi 8 novembre.

Une situation "bien plus préoccupante au Mexique"

Le terme de "mexicanisation" n'est pas nouveau : certains policiers l'emploient depuis plusieurs mois pour évoquer l'ampleur du narcobanditisme en France. Dans une note confidentielle sur les règlements de comptes entre trafiquants, révélée par franceinfo fin mai, la police judiciaire disait avoir constaté de fortes similitudes entre les profils d'une nouvelle génération de criminels et les sicarios, les tueurs à gages des cartels d'Amérique latine, de plus en plus jeunes.

Pour autant, cette comparaison a ses limites, surtout au regard des chiffres. En 2018, le Mexique a recensé environ 33 000 morts en lien avec le narcotrafic, selon les chiffres officiels, et environ 30 000 en 2022. En France, il y a tout juste un an, le directeur de la police de l'époque comptabilisait "315 homicides ou tentatives d'homicide entre malfaiteurs" liés au trafic de stupéfiants pour la quasi-totalité de l'année 2023. Si ce chiffre est en nette hausse par rapport à 2022, le taux d'homicide en France reste de 1,5 pour 100 000 habitants, alors qu'il atteint 23 homicides pour 100 000 habitants au Mexique, soit quinze fois plus. "Il y a eu en dix-huit ans plus de 450 000 morts et presque 100 000 disparus" au Mexique, chiffre dans 20 Minutes le journaliste Frédéric Saliba, correspondant du Monde dans ce pays pendant quatorze ans.

"La situation est bien plus préoccupante au Mexique", souligne auprès de franceinfo Clotilde Champeyrache, maîtresse de conférences spécialiste de l'économie criminelle et autrice de Géopolitique des mafias. "La violence des cartels de drogue est assez indiscriminée, la population civile est prise en otage et les juges, les politiques, ou encore les journalistes font l'objet d'assassinats", développe-t-elle.

"En France, il y a un problème de violence indépendamment du narcotrafic."

Clotilde Champeyrache, autrice de "Géopolitique des mafias"

à franceinfo

"La jeunesse est instrumentalisée en France. Des mineurs violents n'hésitent pas à exécuter des contrats, ils acceptent de tuer uniquement pour de l'argent", pointe Clotilde Champeyrache, qui constate que ce phénomène touche toute l'Europe, notamment l'Italie.

"Si on laisse faire, on deviendra un narco-Etat"

Néanmoins, les Mexicains eux-mêmes alertent sur la situation en France. Lors d'une visite au parquet de Paris et à la juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée, le 16 mai, des magistrats mexicains ont conseillé à leurs homologues français de mettre plus de moyens humains et de modifier la loi, afin d'éviter de se retrouver d'ici quelques années dans la même situation qu'au Mexique. S'ils veulent signifier "que la France est un narco-Etat, nous n'en sommes pas là, avait rétorqué sur franceinfo Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. La définition d'un narco-Etat, c'est le fait que toutes les instances décisionnelles sont finalement pénétrées, infiltrées par les trafiquants."

"On n'est pas encore un narco-Etat, mais si on laisse faire, on le deviendra", a renchéri le 2 novembre sur franceinfo le sénateur LR du Rhône Etienne Blanc, rapporteur de la commission d'enquête sur l'état du narcotrafic en France, qui a rendu, le 14 mai, un bilan accablant sur l'expansion territoriale du trafic, la corruption d'agents publics et le manque de moyens des acteurs de terrain. "La situation est encore loin du phénomène corruptif observé dans certains pays d'Europe ou d’Amérique du Sud", ont toutefois modéré les auteurs du rapport.

Mais le ministre de l'Intérieur dresse un tout autre tableau. "Je vois bien d'ailleurs, sur le territoire français, des enclaves, des mini-Etats, des narco-enclaves qui sont en train de se constituer, a lancé Bruno Retailleau le 1er novembre, lors d'un échange avec une habitante du quartier de Maurepas, à Rennes. Je vois bien, dans les rapports qu'on me fait, s'étendre la toile de la corruption qui menace jusqu'à notre souveraineté."

En France, la corruption "moins visible"

De son côté, Didier Migaud a souligné mardi que la corruption d'élus ou de magistrats "est un vrai sujet qu'il ne faut pas sous-estimer". L'Agence française anticorruption "parle justement d'une corruption de faible intensité qui peut avoir tendance à se développer", a argué le ministre de la Justice, qui appelle à la "vigilance". "La corruption s'est mise en place en France bien avant les récents règlements de comptes", observe Clotilde Champeyrache. Moins visible, elle n'est pas du niveau du Mexique, où elle touche les forces de l'ordre et les services de l'Etat. Mais il est vrai qu'on n'identifie pas suffisamment les agents corrompus, des dockers par exemple", pointe l'économiste.

Car les ports constituent des points de passage de drogue depuis longtemps. Marseille n'a été pas choisie au hasard par les ministres pour faire leurs annonces. En 2023, 47 personnes y sont mortes lors d'homicides en lien avec le narcotrafic, selon le procureur de la ville. La cité phocéenne "a une histoire singulière en matière de trafics", rappelle l'historien Alexandre Marchant. Avec, d'abord, le trafic d'héroïne, de l'après-guerre au milieu des années 1970. Puis, aujourd'hui, celui de la cocaïne, une drogue qui n'a "jamais été autant produite, accessible géographiquement et financièrement", selon Clotilde Champeyrache.

La période de confinement pendant la pandémie de Covid-19 a joué comme un accélérateur dans les villes moyennes. "Les dealers se sont adaptés, ils vendent en ligne, avec une stratégie marketing sur les réseaux sociaux, et livrent à domicile. Aucun territoire n'est à l'abri", estime Clotilde Champeyrache. L'économiste décrit une mécanique qui s'installe, lorsque le contrôle des territoires pour vendre de la drogue devient un enjeu, puis "relance la conflictualité", ce qui engendre de la violence.

"Des jeunes utilisent des armes sans maîtriser leur fonctionnement ni penser aux conséquences."

Clotilde Champeyrache, autrice de "Géopolitique des mafias"

à franceinfo

Et lorsque les règlements de comptes font des victimes collatérales, le retentissement dans l'opinion publique est fort. Clotilde Champeyrache le souligne : "Au Mexique, on tombe sous les balles pour un rien, tout le monde est devenu une cible potentielle. En France, c'est encore une ligne rouge, qui pousse les politiques à s'emparer du sujet et à vouloir apporter une réponse."

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