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"Il ne faut pas avoir une vie de famille, sinon c'est ingérable" : l'engagement syndical des femmes, un combat du quotidien

Article rédigé par Marine Cardot
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
En 2019, 10,3% des salariés français (11% chez les hommes, 9,5% chez les femmes) ont déclaré adhérer à un syndicat, selon les chiffres du ministère du Travail (hors Mayotte). (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Même si les mentalités et les règles sur la parité ont évolué ces dernières années, prendre des responsabilités syndicales quand on est une femme relève presque de la mission impossible. Et celles qui font ce choix doivent concilier un triple emploi du temps.

La photo est lourde de symboles. Le 10 janvier, les leaders des principaux syndicats français se réunissent à la bourse du travail, à Paris, pour lancer la mobilisation contre la réforme des retraites. Sur le cliché qui immortalise leur union, huit hommes et une seule femme, Murielle Guilbert, codéléguée générale de l’union syndicale Solidaires. Réunis en intersyndicale, ce sont eux – et elle donc – qui appellent, mercredi 8 mars, à se saisir de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, pour "rendre visibles les conséquences particulièrement graves de ce projet [de réforme des retraites] pour elles".  

"C'est sûr qu'en voyant l'image, on s'est dit qu'il était temps que ça change", reconnait Catherine Perret, numéro deux de la CGT. Le changement pourrait arriver dès la fin mars avec le congrès du syndicat. Pour la première fois, une femme, Marie Buisson, est proposée pour succéder à Philippe Martinez au poste de secrétaire général. Le nom de Céline Verzeletti est également évoqué, selon le journal L'Opinion.

Les leaders des huit principaux syndicats français, à Paris, le 10 janvier 2023. (JULIEN DE ROSA / AFP)

A la tête de la CGT pénitentiaire pendant 12 ans (2000-2012), Céline Verzeletti est aujourd'hui secrétaire confédérale et référente pour l'égalité femmes-hommes. "Être une femme secrétaire générale dans un secteur comme ça, c'était pas simple, mais ça s'est fait", résume-t-elle sobrement. Souvent "entourée d'hommes", dans un milieu où "les rapports sont assez rudes", elle a dû "s'imposer" pour se faire une place. "Il faut sans arrêt prouver qu'on peut assumer ses responsabilités, et qu'on sera aussi efficace qu'un homme, voire plus", se souvient Céline Verzeletti.

"On me demandait : 'Tu es sûre que tu vas pouvoir assumer ?' On ne faisait pas ces réflexions aux hommes à côté de moi."

Céline Verzeletti, secrétaire confédérale CGT

franceinfo

"Il y avait aussi ceux qui me disaient : 'Ne t'inquiète pas, tu es une femme, mais on va te protéger'. C'était aussi une forme de paternalisme, note-t-elle. Les camarades étaient beaucoup plus exigeants vis-à-vis des femmes."

Même dans les milieux plus mixtes, la légitimité des femmes peut être remise en cause lorsqu'elles prennent des responsabilités. Nathalie Masson a débuté comme élue de la CFE-CGC, le syndicat des cadres, dans sa banque. Elle est rapidement devenue déléguée syndicale pour tout le groupe, puis secrétaire générale adjointe du Syndicat national bancaire. "Certains ont poussé ma candidature, mais d'autres ont laissé entendre que j'avais avancé un peu vite. On pouvait me dire : 'Tu sais, ça demande un vrai investissement, tu es sûre que tu en es capable ?'" Mais elle l'assure, depuis plusieurs années, "il y a vraiment eu une évolution sur le sujet". 

Une féminisation "par le haut et par le bas"

Si les têtes d'affiche restent pour le moment très masculines, les femmes sont de plus en plus présentes au sein des organisations syndicales ces dernières années. "Il y a une vraie féminisation au sein des syndicats", confirme Cécile Guillaume, sociologue spécialiste de la place des femmes dans le syndicalisme. "Elle s'est faite par le haut du fait de la mise en place de la parité dans les instances dirigeantes, par exemple à la commission exécutive de la CGT ou de la CFDT."

Un constat partagé par Céline Verzeletti. "Quand il y a une mixité, ça devient naturel de travailler ensemble, et il y a beaucoup moins de comportements et de propos sexistes", assure la cégétiste.

La féminisation s'est également faite "par le bas", selon Cécile Guillaume. Depuis l'instauration de la loi Rebsamen, en 2015, le nombre de femmes et d'hommes élus au sein d'un CSE (comité social et économique) est proportionnel à leur part respective parmi les salariés d'une entreprise. Si les discriminations n'ont évidemment pas disparu des organisations syndicales, "elles se sont vraiment réduites", note la sociologue, chercheuse à l'université de Surrey (Royaume-Uni).

"Maintenant, les syndicats ont besoin de recruter des femmes. Donc ils vont chercher à les faire monter."

Cécile Guillaume, sociologue spécialiste de la place des femmes dans le syndicalisme

à franceinfo

Seul trou dans la raquette : les mandats intermédiaires ne sont pas concernés par les lois sur la parité. Et sont donc "encore majoritairement occupés par des hommes".

Organiser la "triple journée" 

Reste que les femmes engagées dans le syndicalisme peuvent également être victimes de comportements sexistes de la part de la direction d'une entreprise. Alexandra* a été élue déléguée syndicale il y a moins de trois mois. "Mon prédécesseur était un homme, il avait une voix qui porte, ça criait dans les réunions, il haussait le ton", raconte la psychologue. "Quand la direction m'a vu arriver, j'ai senti que, dès le début, ils ne me prenaient pas au sérieux." 

A cette pression, s'ajoute le rythme effréné d'une "triple journée" où il faut parvenir à concilier travail, engagement syndical et vie de famille, les tâches ménagères étant encore inégalement réparties entre les femmes et les hommes.

Ouvrière dans une usine de production de valves en Meurthe-et-Moselle, Marion a mis en place une organisation hyper rodée pour mener de front le travail de nuit à l'usine, la charge syndicale et son rôle de maman. "J'ai réservé un jour dans la semaine, le jeudi, pour faire toutes les tâches ménagères. Je fais aussi mes menus pour toute la semaine."

Entre la cuisine, qui lui prend jusqu'à une heure par jour, et les tâches domestiques, huit heures de sa semaine sont occupées par le travail à la maison, sans compter l'éducation de ses deux enfants. "Pour le CSE, je regarde mes mails au moins une fois par jour pendant que mon mari est au travail et mes enfants à l'école", poursuit la mère de famille. Pour assurer son mandat à la CFDT, elle bénéficie de 22 heures de délégation par mois. "Il faut être hyper organisée. Si on n'a pas la vocation syndicale, ce n'est pas la peine."

"Des convictions chevillées au corps"

Les métiers où les conditions de travail sont très dégradées, et qui sont par ailleurs très féminisés (les aides à domicile, les aides-soignantes ou les infirmières de l'hôpital public) sont emblématiques de ce phénomène, selon Cécile Guillaume. "Ce sont des secteurs où il y a un manque de personnel, un surmenage des équipes... Si on ajoute le travail syndical, et les contraintes familiales qui sont encore majoritairement assumées par les femmes, ça devient très compliqué de faire face. Ou alors il faut avoir des convictions chevillées au corps."

Aide-soignante à l'hôpital de Montluçon (Allier), Catherine Dutheil l'avoue : prendre un mandat syndical en plus du travail est "très difficile". "Il ne faut pas avoir une vie de famille à côté, sinon c'est ingérable." Elle s'est engagée dans le syndicalisme alors que ses enfants étaient déjà en âge de se débrouiller seuls. Sinon, "elle ne l'aurait jamais fait". Lorsqu'elle a été élue déléguée syndicale Force ouvrière (FO), 50% de son temps de travail (une semaine sur deux) était libéré pour le syndicat. "Mais dans les faits, pendant ma semaine dans le service hospitalier, je venais au syndicat le soir, j'avais eu des appels pendant la journée."

"On est sollicité jour et nuit parce que l'hôpital ne s'arrête jamais de tourner. Les équipes du week-end ont aussi besoin de nous."

Catherine Dutheil, aide-soignante et déléguée syndicale FO

franceinfo

Dans ces secteurs, les employées, bien souvent déjà épuisées, sont donc réticentes à endosser en plus une charge syndicale. "Quand je cherche à recruter des nouveaux, on me répond : 'Je ne ferai jamais ce que tu fais'. Je peine à remplir mes listes", regrette Catherine Dutheil. "C'est très difficile pour les femmes dans ces métiers de s'engager. Et c'est la double peine parce que, du coup, leurs droits sont moins défendus, leurs intérêts moins représentés", complète Cécile Guillaume. 

Une charge alourdie par les ordonnances Macron 

D'autant que les évolutions législatives, ces dernières années, n'ont fait qu'accroître la pression sur les élus syndicaux. Depuis l'introduction des ordonnances Macron en 2017, qui visaient à simplifier le système de représentation des salariés, les instances représentatives du personnel (délégués, comité d'entreprise et CHSCT) ont fusionné au sein du CSE. Cette centralisation rend les déplacements au siège plus nombreux.

Certains petits mandats ont également disparu dans la fusion. "Il s'agissait de mandats moins lourds en termes de charge de travail, où on pouvait apprendre le syndicalisme, prendre en confiance", explique Cécile Guillaume"Maintenant, il y a moins de mandats, avec une plus grosse charge de travail. Si on n'est pas délégué à 100%, c'est difficile." 

Lorsque le personnel manque et que les effectifs sont à flux tendu, poser des jours de délégation syndicale peut en outre s'avérer difficile. "A l'hôpital, c'est déjà compliqué pour les collègues de prendre leurs congés, explique Catherine Dutheil. Alors si on demande des jours d'activité syndicale... Il faut prévoir très longtemps à l'avance, et on risque de se faire mal voir par les collègues."

* Le prénom a été modifié

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