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Littérature : quand les femmes prennent le pouvoir en fantasy

La fantasy n’est pas un genre réservé aux enfants, c’est une littérature qui questionne nos modèles de société, nos représentations. De plus en plus de femmes y tiennent les rôles principaux. Certains parlent de "soft empowerment" féminin.
Article rédigé par Ariane Schwab
Radio France
Publié
Temps de lecture : 17min
Les femmes, héroïnes de l'imaginaire. (ARIANE SCHWAB / RADIOFRANCE)

Dans les littératures de l'imaginaire, l’héroïne fragile, blonde aux yeux clairs, qui attend un homme pour la sauver n’est plus de mise, tout comme la vilaine sorcière maléfique. Cette branche de la littérature comprend essentiellement la SF, le fantastique, la fantasy, la dystopie, les contes, les mythes... Bref, tous ont pour point commun un récit évoluant dans un univers physique et social entièrement construit par leur auteur. Si les héroïnes continuent d'y être inévitablement jolies et caucasiennes, elles sont devenues des "badass", brune, blonde, rousse, peu importe, guerrières ou pas. Les sorcières peuvent être bienveillantes et les fées mauvaises. Il n’y a plus de règles.

Quand on parle de fantasy, viennent tout de suite en tête les noms de J.R.R Tolkien ou George R.R. Martin. L'adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux et télévisée de Game of Thrones ont réalisé des cartons d'audience qui ont contribué à populariser le genre. Tous deux proposent des figures fémines fortes. Chez Tolkien, on peut citer Galadriel, la plus puissante des Elfes, sa petite-fille Arwen ou encore l'humaine Eowine, l'héroïque demoiselle protectrice du Rohan qui fera tomber le Roi-sorcier d'Angmar, aussi connu sous le nom de Seigneur des Nazgûl, chef des Spectres de l'Anneau et commandant des armées de Sauron dans l'une des scènes les plus marquantes de la saga. Angmar : "Aucun homme ne peut me tuer. Meurs" - Eowine : "Je ne suis pas un homme".

Chez Martin, on retiendra Cersei ou Daenerys qui finiront par se disputer le trône de fer. À noter toutefois que ces personnages féminins, aussi fort soit-il, restent des rôles secondaires et que toutes les femmes de Game of Thrones, à l'exception d'Arya, seront soumises aux mariages forcés, aux viols, à la soumission aux hommes, père, mari, fils, frère. Elles n'accèderont au pouvoir qu'après la mort de ces hommes. Donc pour des héroïnes 100% émancipées, on repassera.

L'émancipation des héroïnes de fantasy

Pourtant, les littératures de l’imaginaire semblent tendre à s’affranchir du cadre. La magie n'y pose pas question et les univers "surnaturels" sont acceptés comme naturels et rationnels par le lecteur. Est-ce le cadre nécessaire dans l'imaginaire collectif pour qu'une femme puisse s'émanciper à l'égal d'un homme ? En 1948, 10 à 15% des auteurs de l’imaginaire étaient des femmes, en 1999, elles étaient 36%. Et en 2022, toutes les catégories littéraires du prix américain Hugo, décerné chaque année aux meilleures œuvres de science-fiction et de fantasy, ont récompensé… des femmes ! Éditeur de référence du genre en France, Bragelonne revendique avoir publié depuis mars 2022 douze autrices en Fantasy GF et dix auteurs. Mais le fait que les femmes s'imposent petit à petit dans l'écriture n'explique pas complètement la prise de pouvoir des héroïnes. 

Si aucun test de Bechdel-Wallace, ce test qui cherche à identifier si les femmes bénéficient d’une exposition équitable dans les films, n’a été appliqué au domaine de la littérature jusqu’ici, plusieurs études ont toutefois tenté de mesurer la part concédée aux femmes. En 2020, Le Monde faisait état de deux études américaines montrant combien un certain déséquilibre en fiction pouvait laisser songeur. Si les auteures veillent en effet à laisser une part équitable aux hommes et aux femmes de leurs récits, dans les romans d’hommes, les femmes n’occupent en revanche qu’un quart à un tiers de l’espace dévolu aux personnages.

L’Observatoire des humanités numériques a également publié en 2023 une étude sur la représentation des personnages féminins dans la littérature française. Un corpus de 3 000 romans du XIXe et XXe siècle a été étudié. Sur les 27 528 personnages du corpus, 64% sont des hommes et 36% des femmes, soit près de deux fois moins. 417 auteurs composent ce corpus, 22% d'auteures et 78% d'auteurs. "Pour les autrices, on trouve 57% de personnages féminins et 43% de personnages masculins, tandis que pour les auteurs, 30% des personnages sont des femmes et 70% sont des hommes". Mêmes conclusions donc : les femmes ont "une représentation de la réalité plutôt équilibrée", les hommes dépeignent une société d’hommes. Et ces chiffres témoignent de l’"invisibilisation des femmes dans la société jusque dans la fiction", en déduit l’étude.

Mais dans les littératures de l'imaginaire en revanche, les hommes n’ont plus systématiquement le premier rôle. Les auteurs se risquent même à choisir une femme comme personnage principal. Sur neuf titres parus chez Bragelonne cette année, six mettant en scène des héroïnes ont été écrits par des femmes, trois par des hommes. 

Bottero, un précurseur

Le mouvement a été initié en France par Pierre Bottero au début des années 2000. "Je fais ce que je veux ! Où je veux, comme je veux et quand je veux ! Compris ?", répond son héroïne Ewilan Gil' Sayan à son meilleur ami Salim dans L'Île du destin, troisième et dernier tome de la trilogie La Quête d’Ewilan (Rageot). Le ton est donné. Ancien instituteur, Pierre Bottero, était aussi père de deux filles. Il est l’un des premiers à avoir créé des récits destinés à un lectorat ado indifférencié, où les filles incarnent des modèles de valeurs et de courage dont les garçons peuvent aussi s’inspirer. Lui qui n’a jamais cessé d’évoquer son épouse ou ses filles en interview a prôné dans ses livres un idéal de la mixité en rééquilibrant l’imagination héroïque en faveur des femmes.

Quand le lecteur la rencontre, Ewilan n’a que 13 ans. Ado surdouée aux étranges yeux violets, elle révèle par hasard un don pour le "Dessin", non pas le fait de créer une image sur une page blanche mais de matérialiser un lieu ou des objets à la seule force de son imaginaire. Un talent précieux dans le monde de Gwendalavir où elle bascule accidentellement. Là-bas des Ts’liches, monstres reptiliens doués de paroles, ont glissé un verrou dans l’imagination. Seuls des talents équivalents à ceux d’Ewilan sont susceptibles de le défaire. Mais les autorités la jugeant trop jeune, préfèrent, bien sûr, miser sur son frère resté dans l’autre monde pour être l’homme de la situation. Le hic, c’est qu’il n’est pourvu d’aucun don.

Le plus, c’est qu’Ewilan n’a besoin de personne pour savoir quoi faire, à l’image d’une autre héroïne de Bottero, personnage secondaire dans les sagas consacrées à Ewilan mais qui a eu, par la suite, sa propre trilogie, Ellana Caldin, la "Marchombre", un personnage libre à l’ironie mordante, extraordinaire combattante. Ellana a perdu ses parents à six ans dans une attaque de Raïs dont elle a été la seule survivante. Recueillie par le peuple des Petits, elle grandit dans la forêt jusqu’à ce qu’elle parte en quête de ses origines et croise la route d’un maître Marchombre, une guilde composée d’individus extrêmement dangereux, dotés d’un code de l’honneur et de pouvoirs intimes dont l’ultime et le plus rare est de chevaucher la brume.

Une héroïne sinon rien

Le personnage principal de la série de fantasy épique Sharakhaï (Bragelonne) est "avant tout" une jeune fille nommée Çeda, défend l’auteur américain Bradley P. Beaulieu. Son premier jet ne contenait d’ailleurs aucun autre point de vue que celui de la jeune fille et au final, elle "est au centre de la moitié du livre, peut-être même plus", dit-il, l’autre moitié ayant été concédée à d’autres personnages, mais toujours pour enrichir l’histoire de Çeda. Ancien programmeur et "gamer", Beaulieu a créé une héroïne qui serait multi-classée dans un jeu de rôles. Pickpocket, apothicaire, gladiatrice… "Çeda a beaucoup évolué, confie-t-il. Au départ, j’avais une vision d’une jeune femme vengeresse, douée au combat, puis je me suis demandé comment elle était devenue si forte. Alors, j’ai ajouté une histoire. Elle apprend en permanence, de façon désordonnée, mais c’est une jeune fille intelligente". Çeda a aussi des capacités extraordinaires qu’elle obtient en mangeant des pétales d’Adichara. Mais à la question : les femmes ont-elles besoin de se droguer pour être des guerrières capables de rivaliser avec les hommes, Beaulieu se montre surpris. Ce n’était pas dans cette intention, finit-il par répondre. "Il y a un secret derrière cela, que je ne révèlerai pas". Çeda ne connaît rien de son père et a vu sa mère exécutée par les douze rois de Sharakhai alors qu’elle n’avait que 11 ans. Elle grandit en nourrissant des rêves de vengeance, ne cesse de violer les règles. Devenue la très redoutée Louve blanche des arènes, elle découvrira petit à petit que ses origines sont étroitement liées à la cité.

Le Suisse Julien Hirt a lui aussi centré son dyptique steampunk Merveilles du monde hurlant (Le Héron d’argent) autour d’une lycéenne au nom masculin, Tim Keller. Son idée de départ était de raconter l’histoire d’une jeune personne qui accède à l’âge adulte, trame très classique des récits de fantasy. Mais il a voulu en profiter pour "illustrer" certaines inégalités entre homme et femme. "Il m’a semblé que faire de mon protagoniste une jeune femme plutôt qu’un jeune homme rendait ces embûches plus difficiles et plus diversifiées, dans la mesure où les femmes, dans notre société patriarcale, sont confrontées à des attentes que ne connaissent pas les hommes, sont jugées plus durement, doivent intégrer davantage le regard des autres et leurs triomphes sont moins célébrés que ceux de leurs homologues masculins". Et il faut dire que les difficultés pour la jeune Tim vont se cumuler. Elle se fait renverser par une voiture, plaquer par SMS, elle traîne en boîte pour se consoler. Elle y retombe sur le type super canon qui l’a renversée qui, ni une ni deux, la subjugue et lui assène que, si elle l’aime, elle doit le sauver, se retrouve à ingérer de force un gros poisson rouge, ce qui a pour conséquence de l’envoyer dans un monde inconnu, en plein camp de redressement de l’Ataraxie. Bien malgré elle, elle devient alors une figure révolutionnaire. Une histoire un peu folle, une quête amoureuse, une forêt sournoise, et des pouvoirs magiques qui ne sont pas loin d’évoquer Ewilan. 

Sanderson a lui aussi récemment publié un livre dont le héros est une jeune femme, un conte qui peut faire penser à une variante féministe du Roi Grenouille des frères Grimm. Dans Tress de la mer Émeraude, la jeune fille est une roturière amoureuse d’un noble. Un sentiment partagé, mais le prince lui est soudainement enlevé. "Elle allait écoper de tous les inconvénients d’une liaison romantique, sans aucun de ses avantages." Pas question pour Tress qui brave tous les interdits pour aller récupérer son chéri, prête à en découdre avec le père de celui-ci et même avec LA sorcière. Sur sa route, elle croisera un mystérieux rat parlant qui deviendra son allié.

Des femmes pour renverser les diktats

Dans les dystopies destinées aux jeunes adultes (YA, pour young adults), les héroïnes s’imposent également en force depuis les années 2000 et y défient les représentations traditionnelles de genre. Les dystopies sont des uchronies qui ont échoué, elles dépeignent des sociétés dégénérées et autoritaires, critiques sociale, politique, économique, technologique ou médiatique de la nôtre qui n’a pas su contrôler ses dérives. Soumises à des régimes d'oppression, nos héroïnes ont toutes recours à une certaine violence pour se défendre.

Trish dans Divergente de Veronica Roth (Nathan) doit cacher ses multiples talents dans une société où l’on est répartie par catégorie, soit audacieux, soit altruiste, soit érudit, soit sincère, soit fraternel; Ruby dans Darkest Minds d’Alexandra Bracken (Livre de poche) a des pouvoirs psychiques qui effraient à l’instar des autres enfants qui ont développé des pouvoirs particuliers et que la société a enfermé dans des camps pour s’en protéger… ou s’en servir ; Katniss dans Hunger Games de Suzanne Collins (Pocket Jeunesse) doit affronter dans une arène les jeunes prélevés comme elle dans leur district jusqu’à qu’il ne reste qu’un survivant. Toutes se battent contre un pouvoir autoritaire de modèle patriarcal qu’elles défient individuellement.

Face à la nécessité, nos héroïnes adolescentes ont relégué au dernier plan de leurs préoccupations le souci de leur apparence, les premiers émois. Elles n'ont pas grandi dans l’insouciance, mais aux prises avec des réalités liberticides. Elles peuvent apparaître "masculines" dans leur comportement, tant elles se montrent protectrices des faibles, utilisent la force physique, développent leurs capacités au combat, démontrent une détermination sans faille. Elles ne sont toutefois pas dénuées d’émotions, mais elles ont appris à les taire face à ce qui doit être fait. Et toutes trois sont appelées à diriger une révolution pour renverser un ordre établi, assumant un leadership qu’elles n’ont jamais désiré. Le fait qu’elles finissent toutes dans une relation hétérosexuelle remet en question, selon certains, la remise en question des stéréotypes. Une chose est sûre, ce n'est pas le regard masculin qui les a façonnées ou qui a dirigé leurs actes. Notons que les trois dystopies ont fait l’objet d’adaptations cinématographiques. Et que la réalisatrice de Darkest Minds Jennifer Yuh Nelson, a fait un pas de plus dans la volonté de s’affranchir des stéréotypes, là en l'occurrence celui de la "White Female Protagonist", en choisissant l’actrice afro-américaine Amandla Stenberg pour incarner Ruby. 

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