: Enquête Formation en alternance : de nombreuses écoles facturent illégalement des frais d’inscription
Aujourd’hui, elle préfère en rire mais sur le moment elle était "scotchée", "au fond du trou". Du haut de ses 21 ans, Emma* rêve de faire carrière dans le commerce international. En avril dernier, elle passe le concours d’admission en master d’une grande école de commerce. Comme elle n’est pas encore diplômée, elle ne souhaite pas rendre public le nom de cet établissement, une école renommée qui dispose de plusieurs campus à Paris, en région et à l’étranger.
Plutôt que de choisir la formation initiale à plein temps, qui coûte plus de 10 000 euros par an et qu’elle n’a pas les moyens de se payer, Emma opte pour l’alternance. La moitié du temps en entreprise et l’autre moitié à l’école. C’est l’idéal "pour s’ouvrir en grand les portes du marché du travail", explique-t-elle. Surtout, l’alternance ne coûte pas un centime à l’apprenti. Les frais de formation sont pris en charge par un organisme appelé France Compétences, qui collecte les contributions des entreprises et la taxe d’apprentissage, avant de les reverser aux établissements de formation (CFA).
Un parcours du combattant
Mais sitôt admise en master, la jeune femme reçoit le message suivant : "pour confirmer votre admission en alternance, vous devez régler un acompte de 800 euros". Juste en dessous apparait un lien vers un site de paiement sécurisé, comme sur Amazon ou n’importe quel site de commerce en ligne. "Je ne me suis pas méfiée. J’ai payé", raconte Emma. Vu le montant élevé, elle demande quand même des explications au secrétariat de l’école. "On me répond que c’était pour bloquer ma place, et qu’on allait ensuite me rembourser".
Sauf qu’avant l’été, elle apprend qu’il n’y a plus de place sur le campus de Paris. C’est une pratique du surbooking qui semble relativement courante dans l’enseignement supérieur privé. "L’école me propose alors d’aller dans l’un de ses campus en région, ou de faire une année de césure pour avoir une place à Paris dans un an". Emma fulmine. Hors de question pour elle de déménager loin de Paris, où elle a déjà un logement, et où se trouve l’entreprise disposée à l’accueillir en alternance. Hors de question aussi de "se tourner les pouces pendant un an". Elle s’inscrit donc dans un autre établissement et demande le remboursement des 800 euros. Refus de l’école. "L’acompte n’est pas remboursable", écrit le service admissions dans un mail que nous avons consulté. "Cela m’a pris deux mois pour récupérer mon argent", raconte Emma. "Des dizaines de coups de fil et de mails. Je leur ai dit que ces 800 euros représentaient les trois quarts de mon salaire d’alternant, que ce n’était pas tenable". À court d’arguments, la jeune femme envoie le montant des revenus de ses parents. "Je voulais leur montrer que je venais d’une famille modeste et que je n’avais pas papa et maman derrière moi pour m’aider financièrement". L’école cède et la rembourse. Aujourd’hui, même si elle a tourné la page, Emma veut dénoncer ces pratiques. "Chaque étudiant peut se faire avoir", estime-t-elle. "À notre âge, on est tous soucieux de notre avenir. Les études, c’est important. Alors évidemment, on peut tomber dans ce genre d’arnaques".
Une pratique courante
Ce genre d’arnaques, le mot est fort mais Aurélien Cadiou, président de l’association nationale des apprentis (Anaf), n’est pas loin de le reprendre à son compte. "Les écoles qui forment des apprentis n’ont pas le droit de demander des frais d’inscription à leurs alternants. C’est illégal. C’est écrit noir sur blanc dans le Code du travail. Or, on reçoit un certain nombre de messages d’alternants qui nous disent qu’ils ont dû payer ce type de frais avant de débuter leur formation", explique-t-il. En 2021, l’association avait déjà alerté les pouvoirs publics sur les dérives liées au boom de l’alternance. En vain. "On réitère notre alerte à chaque fois que l’on voit des membres du gouvernement, mais on n’a pas constaté de contrôles spécifiques".
D’après nos informations, plusieurs écoles du groupe Galileo Global Education (le leader du secteur avec 27 000 alternants répartis dans 43 écoles) ainsi que l’Inseec Business School, demandent à leurs apprentis ce genre de frais d’inscription. Contacté, le groupe Omnes Education, dont dépend l’Inseec, nous le confirme mais explique qu’il s’agit d’un "acompte remboursable intégralement, dès que l’alternant signe un contrat dans les temps réglementaires" avec une entreprise. Quant au groupe Galileo, il nous précise que les frais de concours, "qui ne dépassent pas 80 euros", "sont remboursés aux apprentis". Mais "avec plusieurs milliers d’apprentis, il est possible que les remboursements ne soient pas immédiats. Nous nous attachons à réduire les délais". Chez PPA Business School, les conditions générales d’inscription précisent que chaque alternant qui n’a pas encore trouvé son entreprise doit débourser "300 euros de frais administratifs et de dossier", "remboursables" là aussi, précise l’école.
L’EM Normandie (école de commerce membre de la Conférence des Grandes Ecoles) exige, elle, plusieurs centaines d’euros pour réserver sa place en alternance. "Remboursables" également, mais à quel prix ? Charlotte*, une ancienne alternante, se souvient avoir "littéralement harcelé" l’école pour récupérer les 800 euros d’acompte qu’elle avait versés pour garantir sa place en alternance bac +4, place qu’elle n’a finalement pas eue car la filière était "pleine". "Pendant trois mois, ils se sont renvoyé la balle de services en services, j’étais à bout".
La jeune femme a finalement récupéré son argent après avoir menacé d’en parler sur les réseaux sociaux. Elle a trouvé une autre école, qui elle, lui a demandé "zéro euro". Interrogé, l’EM Normandie affirme que les 800 euros d’acompte "sont remboursés avant le 15 décembre de l’année en cours" et dément tout surbooking dans sa filière alternance.
Quoi qu’il en soit, ces pratiques font bondir ce directeur d’école que nous avons rencontré. Vincent* dirige une école privée qui dispose d’une filière apprentissage. Il exerce dans la profession depuis dix ans et en connaît de nombreux acteurs. "Ce problème de frais d'inscription est systémique. Il représente un gros volume", affirme-t-il. "À chaque fois, c'est le même modus operandi. Les écoles demandent des frais d'inscription aux alternants, soit pour passer le concours, soit pour réserver leur place, soit en attendant qu’ils trouvent une entreprise". La méthode le révolte. "Souvent, on dit que ces frais sont remboursables. Mais ensuite, les étudiants galèrent pour se faire rembourser. Certains ne font pas les démarches par peur de ne pas être diplômés ensuite".
Des écoles réputées
Selon ce directeur d’école, ce problème concerne les établissements post-bac privés à but lucratif et non lucratif. "Dans le privé non lucratif, ils ont besoin d'enseignants-chercheurs pour fonctionner. Ça coûte de l'argent, et ils ont du mal à équilibrer leurs comptes. Les frais d'inscription sont donc les bienvenus.
"Dans le privé lucratif, les écoles font souvent partie de gros groupes qui ont derrière eux des fonds d'investissement. Elles cherchent la rentabilité."
Un directeur d'école privéeà franceinfo
"Pour les plus grosses d’entre elles, poursuit-il, ces frais d'inscription peuvent représenter de deux à trois millions d'euros de cash par an."
Même le prestigieux Celsa, l’École des hautes études en sciences de l’information et de la communication, sous la tutelle de la Sorbonne, fait payer des frais d’inscription à ses alternants selon des témoignages recueillis. Camille*, 23 ans, apprenti journaliste, raconte ainsi avoir déboursé 243 euros de frais de dossier. "Ce sont mes parents qui ont payé", raconte le jeune apprenti qui travaille dans une grande rédaction parisienne. Zoé*, dans la même promotion, explique qu’elle a "refusé de payer" car elle savait "que c’était illégal".
Elle nous montre son téléphone. De nombreuses relances de la Sorbonne s’affichent, l’enjoignant à "régulariser sa situation" : 29 septembre, 5, 11 et 17 octobre... C’était "du harcèlement", dénonce la jeune journaliste en alternance. Finalement, elle n’a pas payé et a pu poursuivre sa formation.
"Je ne pense pas que les intentions de l’école soient malveillantes et qu’elle veuille nous voler", nuance Camille. "Le Celsa dépend de la Sorbonne, qui est une université. Alors ils nous mettent tous sous le même statut d’étudiant". Interrogés, ni la Sorbonne ni le Celsa n’ont répondu à nos questions dans le délai imparti (voir la réponse du Celsa à la fin de l'article)**.
Ce mélange entre les statuts d’étudiants et d’apprentis est sans doute le nœud du problème, abonde Aurélien Cadiou, le président de l’association nationale des apprentis. "Ces écoles appliquent le même parcours à leurs apprentis et à leurs étudiants en formation initiale. Ils entretiennent l’ambiguïté", explique-t-il. Les étudiants à temps plein doivent effectivement s’acquitter de ces frais car ils ne bénéficient pas d’une prise en charge.
"Un effet d’aubaine"
"Les abus, on les trouve surtout chez les nouveaux acteurs de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur, renchérit Aurélien Cadiou, ceux qui s’y sont mis après la réforme de 2018 et ont vu un effet d’aubaine". Depuis la loi de 2018 pour "la liberté de choisir son avenir professionnel", le secteur s’est en effet largement libéralisé. Pour ouvrir une école avec un statut de CFA (Centre de formation des apprentis), il suffit d’en faire la demande en préfecture et de produire un certain nombre de documents, comme le contenu pédagogique et la liste des intervenants. De nombreuses écoles existantes dans l’enseignement supérieur privé se sont engouffrées dans la brèche et ont ouvert une filière alternance, voire se sont créées ex nihilo. C’est le cas dans des domaines prisés par les jeunes comme le commerce, la communication ou le management.
Pour chaque alternant inscrit, l’école reçoit ce qu’on appelle un coût-contrat versé par France Compétences. Il s’agit d’une prise en charge de chaque alternant, la moyenne étant de 7 000 euros par apprenti et par an. "Cette somme inclut la formation des apprentis mais aussi toute la partie administrative de la phase d’inscription", souligne Aurélien Cadiou. Et si le coût-contrat ne suffit pas pour que les CFA rentrent dans leurs frais, "ils ont le droit de demander à l’entreprise de l’alternant une rallonge budgétaire, ce que certains CFA font déjà".
Pas besoin donc de pratiquer des frais d’inscription "abusifs", conclut l’Anaf. C’est aussi la position de la Fnadir, la Fédération nationale des directeurs de CFA. "Nous rappelons à nos adhérents qu’il y a une règle de droit que l’on se doit de respecter. L’article L6211-1 du Code du travail est très clair, à partir du moment où on est alternant, la formation est gratuite", nous explique Jean-Philippe Audrain, le président de la Fnadir. "Depuis la réforme, on a multiplié par 3,5 le nombre d’apprentis en France et cela a été bénéfique pour les jeunes, les entreprises et la société en général", poursuit-il. "Il ne faut pas gâcher cela".
Contacté, le ministère du Travail et de l’Emploi confirme le caractère "illégal" de tout reste à charge imputé à l’apprenti, sans exclure pour autant la possibilité de facturer des frais d’inscription "raisonnables", sans plus de précisions. Il rappelle "qu’en cas de doute sur les pratiques d’un centre de formation, chaque apprenti a la possibilité de saisir la préfecture. Ce signalement pourra déclencher une médiation ou un contrôle".
*Prénom d’emprunt
**Après publication de cet article, le Celsa a tenu à préciser qu’il est "clairement indiqué à tous les apprentis du Celsa qu'ils sont exonérés de frais d'inscription. (…) Le fait que certains étudiants aient dû payer et aient été relancés à ce sujet peut venir d'une erreur de renseignement d'informations dans la plateforme d'inscription E-candidat. Néanmoins, dans tous les cas, un remboursement est ensuite effectué par La Sorbonne".
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