Cet article date de plus d'un an.

"On n'achète pas le personnel" : des professeurs expliquent pourquoi ils refusent de signer le pacte enseignant

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Dans une école de Suresnes (Hauts-de-Seine), le 4 septembre 2023, jour de la rentrée des classes. (ROMAIN DE SIGALAS / AFP)
Alors que le gouvernement table sur 30% de signataires, de nombreux enseignants ne souhaitent pas effectuer les tâches supplémentaires demandées, comme le remplacement de courte durée, pour toucher une prime annuelle.

Signer, ne pas signer ? En cette rentrée 2023, les profs font face à un dilemme. Pour améliorer leur salaire, ils peuvent désormais signer le pacte enseignant. Ce dispositif, annoncé par Emmanuel Macron en avril, leur permet de toucher une prime annuelle en échange de missions supplémentaires à réaliser. Parmi elles : assurer le remplacement de leurs collègues absents ou les heures de soutien pour les élèves de sixième. Chaque professeur peut décider d'opter pour une, deux ou trois missions, aussi appelées "briques", et toucher pour chacune jusqu'à 1 250 euros brut sur l'année.

>> Ancienneté, salaire de base, prime... Consultez l'augmentation de la rémunération des enseignants à la rentrée 2023

Une proposition alléchante sur le papier, mais loin de convaincre largement, selon les premiers retours sur le terrain des syndicats. L'ex-ministre de l'Education nationale, Pap Ndiaye, avait pourtant tablé sur 30% de signataires. "Nos chiffres ne sont pas encore stabilisés, mais aujourd'hui, ce qui ressort de l'immense majorité des réponses de notre enquête, c'est que les missions du pacte sont loin d'être assurées", relate Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat Snes-FSU. "D'après les premières remontées des départements, l'administration rame pour le faire signer", souligne de son côté Maud Valegeas, co-secrétaire fédérale de SUD Education.

Seul le Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale (SNPDEN) a pour l'instant avancé un chiffre. Dans le second degré, son secrétaire général Bruno Bobkiewicz estime que "moins de 10%" de pactes ont été acceptés "dans plus de la moitié des établissements en France". Lors d'une conférence de presse, fin août, le nouveau ministre Gabriel Attal avait dit croire à "une montée en puissance" du pacte enseignant tout en reconnaissant qu'il allait "falloir convaincre". Rejet de la doctrine "travailler plus pour gagner plus", crainte d'une "privatisation" de leur métier, inégalités entre les femmes et les hommes... Des professeurs ont expliqué à franceinfo pourquoi ils ne veulent pas signer le pacte. 

Leur salaire n'augmente pas vraiment

"Ce pacte fait écho au 'travailler plus pour gagner plus' de Nicolas Sarkozy. C'est insinuer qu'on ne travaille pas suffisamment", déplore Céline, professeure des écoles à Lorient (Morbihan). Aller faire des maths et du français auprès des élèves le mercredi, comme le propose le dispositif aux enseignants du premier degré ? Céline travaille déjà "environ trois heures pour préparer [sa] classe" et passe du temps avec ses propres enfants. "On est parmi les profs les moins bien payés d'Europe. Cet été, j'ai rencontré une prof de maternelle allemande qui touche 5 000 euros par mois", raconte celle qui gagne 2 300 euros mensuels après 20 ans de métier.

"On mérite une véritable revalorisation, et non des primes !"

Céline, enseignante dans le primaire

à franceinfo

Dans son école, un seul de ses collègues a signé le pacte sur neuf professeurs. 

Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait promis une augmentation de 10% pour tous les enseignants. Mais pour la rentrée 2023, cette revalorisation atteint finalement 5,5%, en dehors des primes conditionnées par le pacte. Avec l'inflation, la tentation de le signer est forcément très forte, juge Jonathan, professeur d'histoire-géographie au lycée professionnel agricole d'Orthez (Pyrénées-Atlantiques). "Avant l'été, on estimait à 5% maximum le nombre d'enseignants qui le signeraient. A la reprise en septembre, ils étaient beaucoup plus à se montrer intéressés", rapporte celui qui réévalue désormais à 50% le nombre de signataires dans son établissement. Lui n'a pas changé d'avis.

"On détricote le statut des enseignants en contractualisant des missions."

Jonathan, professeur d'histoire-géographie

à franceinfo

Pour Brendan, professeur de français au lycée de l'Authie à Doullens (Somme), "on n'achète pas les personnels". "Le meilleur moyen pour recruter des gens, c'est de mieux les payer sans conditions", juge l'enseignant, qui craint par ailleurs plusieurs conséquences majeures de ce pacte. "Si vous misez sur ça pour assurer des remplacements, que vont devenir les TZR [titulaires sur zone de remplacement, chargés spécifiquement de pallier les absences de leurs collègues du second degré public] sur le long terme ?" s'interroge Brendan. Autre risque, selon lui : aggraver la perte d'attractivité du métier. "En produisant des conditions de travail différentes au sein d'une même équipe, le pacte va entraîner une fuite des gens", juge-t-il. 

Les femmes font face à des inégalités

Dans son collège de Seine-Saint-Denis, Rémi est soulagé "d'avoir une équipe soudée". "J'ai des collègues dans d'autres établissements qui font déjà part d'une division entre 'les pactes' et 'les non-pactes'", relate ce professeur de physique-chimie. Pour la première fois en trois ans de métier, il s'étonne d'entendre "parler argent" lors de réunions pédagogiques. "On tend vers un système à l'américaine où l'on privilégie le fait de payer plus les profs, sous contreparties. Pour moi, c'est la mort de notre métier, c'est le privatiser", regrette Rémi.

>> Emmanuel Macron peut-il tenir sa promesse de pallier toutes les absences de prof dès la rentrée prochaine ?

Mais dans les missions proposées par le pacte, certaines étaient également déjà assurées par les enseignants. "Tout le travail sur l'orientation et la découverte des métiers, c'est le rôle du professeur principal. On a peur que sa fonction disparaisse avec le temps", anticipe Christine, enseignante au lycée professionnel agricole d'Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques). Elle ajoute que "le pacte ne va pas résoudre tous les problèmes d'accompagnement" des élèves en situation de handicap. Dans son établissement, ils sont au moins 80 sur 192 à être identifiés comme des élèves à besoins particuliers. Selon elle, consigne a été donnée, dans son lycée, d'assurer d'abord les "briques" de remplacement avant les autres.

Dernier point de friction du pacte : d'après les syndicats, il risque d'augmenter les inégalités salariales entre les femmes et les hommes. Selon un récent document du ministère consulté par franceinfo, 49,4% des hommes éligibles faisaient déjà deux heures supplémentaires annuelles (HSA) ou plus à la rentrée 2021 contre 42,1% des femmes. "Sur le peu de pactes signés aujourd'hui, les hommes sont majoritaires", atteste Maud Valegeas.

"Les femmes ont en effet plus de contraintes liées aux inégalités de travail domestique. Être d'astreinte est plus difficile."

Maud Valegeas, co-secrétaire fédérale de SUD Education

à franceinfo

"C'est à rebours de toutes les déclarations sur l'égalité faites par la Première ministre", estime aussi Sophie Vénétitay. Au lycée de l'Authie, Brendan affirme, après avoir sondé son chef d'établissement, qu'aucune femme n'a signé le pacte.

Les engagements du président en péril ?

Reste que si l'objectif des 30% de signatures n'est pas atteint, certaines promesses de l'exécutif et les nouveautés de la rentrée auront peu de chances de se concrétiser dans les écoles. Emmanuel Macron a plusieurs fois assuré qu'il y aurait "un professeur devant chaque classe". Or, cet engagement est conditionné, en partie, par l'adhésion à la "brique" remplacement courte durée du pacte.

"La promesse ne pourra pas être tenue. Les professeurs ne veulent particulièrement pas s'engager pour cette mission."

Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat Snes-FSU

à franceinfo

Alors que le dispositif "Devoirs faits" doit être généralisé à l'ensemble des élèves de sixième, là où il n'était destiné auparavant qu'aux élèves les plus en difficulté, il faudra également des bras pour garantir ces sessions. Une mission incluse dans le pacte, "peu prise" pour l'instant, selon Sophie Vénétitay.

Autre gros chantier de cette rentrée : la réforme du lycée professionnel. A l'instar de la prise en charge des élèves en voie de décrochage, "onze des quinze missions proposées dans le pacte au lycée professionnel sont des appuis au déploiement de la réforme", estime Sigrid Gérardin, secrétaire générale du Snuep-FSU, dans Le Monde. Dans une logique inverse à celle des remplacements, elle estime que les enseignants de la filière professionnelle pourraient être nombreux à s'engager dans les missions du pacte, par culpabilité, afin "que les dispositifs existent" pour leurs élèves.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.