Pourquoi la France a-t-elle tant de mal à enseigner l'histoire ?
Alors que la réforme du collège et la refonte des programmes font polémique, en pleine commémoration du 70e anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale en Europe, francetv info a interrogé l'historien Laurent Avezou.
Que d'histoires. Déjà taxé de vouloir tuer l'enseignement de l'allemand, du latin et du grec, le gouvernement est désormais suspecté de délaisser l'histoire de France avec sa réforme du collège et sa refonte des programmes, menées en parallèle et prévues pour la rentrée 2016. La polémique enfle, en pleine commémoration du 70e anniversaire de la capitulation de l'Allemagne nazie.
Pour comprendre ce que ces débats passionnés sur l'enseignement de l'histoire révèlent de notre société, francetv info a interrogé l'historien Laurent Avezou, auteur de Raconter la France : histoire d'une histoire (éd. Armand Colin, 2008).
Francetv info : Pourquoi l'histoire suscite-t-elle autant de passions en France ?
Laurent Avezou : La France paie le prix de sa volonté universaliste. Depuis la Révolution de 1789, la patrie des droits de l'homme s'est condamnée à l'exemplarité. Les valeurs qui ont été définies pendant cette période refondatrice ont été d'emblée considérées comme projetables sur le monde. Mais cet universalisme s'est retourné contre elle. A partir du moment où le nationalisme, puis le colonialisme, qui en était la projection sur le reste du monde, ont commencé à se fissurer, la France s'est retrouvée condamnée à rendre des comptes.
Les effets ont commencé à s'en faire sentir à partir de la fin des années 1970 avec la réforme Haby, du nom du ministre de l'Education nationale de Valéry Giscard d'Estaing. La cible était alors la chronologie, qu'il fallait casser car considérée comme un carcan abrutissant pour l'apprentissage de l'histoire. On s'est avisé un peu tard qu'elle était plutôt une béquille de la mémoire.
La disparition de la chronologie s'est traduite par l'incapacité de plus en plus forte des élèves à saisir les nuances temporelles et contextuelles des différentes périodes étudiées. Et de la part d'une bonne partie des médias, relayés par la classe politique, il y a une tendance à regarder l'histoire comme le tribunal où peuvent être intentés, au présent, des procès au nom du passé. Cette judiciarisation de la vision de l'histoire en est une moralisation.
Lorsqu'il est question d'enseigner la Shoah, c'est comme si les antisémites et les défenseurs des droits de l'homme s'invectivaient en 2015 dans les mêmes termes qu'en 1940 et en ayant le sentiment que ceux qui sont face à eux n'ont pas changé. La gestion calamiteuse de la décolonisation est toujours considérée comme déterminante dans les relations de la France et du peuple français avec les anciens peuples et Etats colonisés.
Cela se traduit dans les manuels scolaires, si on se réfère à la dernière réforme d'envergure des programmes, lancée en 2010. Le ministère de l'Education nationale a cherché à donner des gages à des groupes ou à des problèmes historiques considérés comme sous-évalués. Exemple : en classe de 5e, une question relative aux situations des civilisations africaines au Moyen Age est ainsi mise au programme.
Pourquoi chacune de ces réformes provoque-t-elle de telles controverses ?
Il y a davantage, en France que chez nos voisins, une politisation épidermique du discours intellectuel. Réformer les programmes scolaires est immédiatement traduit comme une tentation d'abattre la France ou, au contraire, de défendre sa cohésion interne. Comme s'il y avait identification entre l'identité de la France et le discours sur la France.
Un lobby réactionnaire considère ainsi qu'il est inconvenant que le siècle de Louis XIV se trouve relégué en fin d'année scolaire et que, par le jeu des débordements du programme, à tous les coups, les Lumières passent à la trappe. Le discours sous-jacent et paranoïaque de la part des contempteurs de ce programme est le suivant : "On veut faire oublier ce qui est le plus brillant de la civilisation française aux temps modernes pour y substituer des civilisations du sable et de la rocaille qui n'ont aucun intérêt. Et on entraîne la France à sa perte." Comme on disait dans les années 1970 : "On va mettre le Zambèze avant la Corrèze." La cohésion nationale va s'en trouver effritée, pensent les tenants de cette vision partisane.
Aurait-on des difficultés à regarder notre passé en face ?
J'ai plutôt l'impression qu'on le regarde de trop près. L'histoire met en exergue ce qui a marqué les esprits : les malheurs. Le bonheur, lui, n'a pas d'histoire. Or à regarder de trop près l'histoire, on finit par ne voir que les entailles les plus douloureuses : des événements dramatiques pas nécessairement représentatifs du flux de civilisation, de l'évolution sur le temps long. La falaise s'écroule au premier plan, mais derrière, il y a tout un continent qui avance. Pourtant, on voit surtout la falaise. On n'a jamais regardé d'aussi près et autant dans les yeux le passé, mais avec une intensité de myope.
Notre rapport au passé a donc changé ?
Oui, il y a eu trois temps successifs. Dans les sociétés traditionnelles, antérieures à l'âge industriel, l'horizon du présent, c'était le passé. Le meilleur était derrière nous. C'était une vision créationniste du monde. Dieu l'a créé parfait et, à partir de là, il ne peut que dégénérer. Revenir sur le passé comme sur un âge d'or à reconstruire était la perspective la plus constructive : les morts fécondaient les vivants.
Cette conception a commencé à se fissurer à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, quand s'est développée l'idée qu'il fallait laisser les morts à leur dernière demeure et commencer à inventer un futur en jetant des coups d'œil dans le rétroviseur afin de ne pas reproduire les erreurs du passé. Ça a été l'âge des nationalismes, considérés comme porteurs d'avenir.
Les uns après les autres, ces postulats sont tombés. A partir de là, nous sommes entrés dans un âge de l'incertitude. L'historien François Dosse a parlé de "l'histoire en miettes" : un paysage pulvérisé. Nous sommes toujours dans ce stade provisoire. Mais il n'a rien de désespérant. C'est la nostalgie des conceptions globalisantes d'antan qui continue à distiller une vision angoissée.
Certes, nous vivons une crise de l'histoire, comme nous vivons une crise de la civilisation. Sauf qu'une crise est une transition, une accélération de particules, un passage au shaker des valeurs intellectuelles avant qu'on arrive à une nouvelle stabilisation.
Certains estiment qu'on accorde trop d'importance aux pages sombres de notre histoire. En a-t-on une vision culpabilisante ?
Cette vision a succédé à celle d'une France exemplaire, qui brillait au firmament des nations sous la IIIe République, qui a survécu jusqu'à la débâcle de 1940. Mais c'est encore un piège du narcissisme français que de dire : "Oui, nous nous sommes trompés. Oui, nous avons failli à notre mission civilisatrice. Donc, nous allons essayer, nous Français, de nous en excuser à la face du monde, en faisant notre mea culpa."
Le discours de la repentance a commencé à se systématiser dans les années 1990 sous l'impulsion des politiciens français. Après avoir voulu universaliser les valeurs, on veut universaliser la déconstruction de ces valeurs. Mais en donnant le sentiment que tout n'était que mensonge. Et ce que risquent de retenir les élèves du passé, c'est qu'il est mensonger. Résultat : il y a une prolifération des théories du complot qui s'appliquent à tous les objets historiques.
D'autres pointent également une multiplication des commémorations. A-t-on une vision plus sentimentale qu'éducative de l'histoire ?
Nous souffrons d'une "commémorativite aiguë". On pourrait dater son apparition de 1989, avec la célébration du bicentenaire de la Révolution. Depuis, une tendance à sentimentaliser universellement l'histoire s'est développée. Puisqu'il n'y a plus d'intellectualisation possible du passé, puisqu'il a été démontré que tout discours historique est construction, reconstruction et falsification du passé, on va se concentrer sur ce que n'importe quel individu peut comprendre : les affects, les souffrances des victimes.
Et toute catégorie historique peut être victimisée. Aussi bien une communauté stigmatisée, victime d'un génocide, qu'une nation, quand tous les Français enduré deux guerres mondiales. Mais les autorités procèdent à une sélection mémorielle : on célèbre le 8 mai 1945, mais on met sous le boisseau le massacre de Sétif, signe avant-coureur de la guerre d'Algérie, qui a eu lieu le même jour.
Comme si l'injonction à se souvenir était l'une des manières les plus efficaces de se sentir solidaires d'un tout social, alors même que le repli individuel est dénoncé. On multiplie les repas de famille qui permettent de donner le sentiment d'une cohésion entre ses membres alors même qu'ils s'entre-déchirent. Or ça produit l'effet inverse. Il n'y a rien de tel que les repas de famille pour susciter des disputes.
Il n'y a plus aujourd'hui de "roman national" ?
Il n'y a plus de discours national. Il y a même un refus de la part de l'Etat républicain à en sécréter un nouveau, par crainte qu'il en sorte une justification de phénomènes politiques aujourd'hui condamnés, comme la colonisation. Là où ça devient dangereux, c'est que ce retrait de l'Etat, qui s'accompagne d'une exaltation complaisante des affects par la commémoration, laisse le champ libre aux extrêmes qui surinterprètent le passé.
Dans l'état actuel des choses, on défait l'histoire, on déconstruit les certitudes nationales. Avec le risque d'une radicalisation de la démarche qui entraîne, de la part des nostalgiques du patriotisme en berne, une volonté d'occuper l'espace avec des discours exaltant la haine.
Faute de Jules Ferry ou d'Ernest Lavisse pour canaliser l'appréhension du passé, comme sous la IIIe République, les seuls substituts qui se présentent dans la société actuelle s'appellent Eric Zemmour ou Lorànt Deutsch. Ils s'arrogent, avec le soutien de leur famille idéologique, une privatisation du discours sur le passé français et prétendent être les derniers remparts de l'identité française.
Y a-t-il une difficulté particulière à enseigner l’histoire, si on la compare à d'autres matières ?
Oui, elle est ressentie par tous les enseignants. J'ai enseigné aussi bien dans un lycée de Seine-Saint-Denis que dans un lycée bourgeois de l'ouest parisien. On peut s'y retrouver accusé d'être un thuriféraire de la colonisation, de ne pas assez parler de la traite négrière, ou à l'inverse d'y consacrer trop de temps.
L'enseignant d'histoire, qui était considéré comme un passeur sous la IIIe République, peut se retrouver en situation de bouc émissaire. Les élèves le rendent responsables des erreurs commises par le passé. Et il est beaucoup plus exposé que ses collègues des sciences dites exactes, car il n'a pas de lois intangibles à enseigner à ses élèves.
Attend-on trop de l'histoire ?
Il est très difficile de faire comprendre que l'histoire n'est pas le récit incontestable du passé, mais "une connaissance par traces". Et cette quête des indices ramène l'histoire à ce qu'elle est étymologiquement : une enquête. Une enquête qui a beaucoup de similitudes avec une enquête policière et qui peut déboucher sur des erreurs judiciaires et des réouvertures de dossiers qui avaient été classés.
Les Français attendent de l'histoire ce qu'elle ne peut pas leur apporter : des certitudes. L'histoire n'a pas de leçon à divulguer. L'histoire apprend à poser des questions, à douter, mais elle laisse de nombreuses questions en suspens. L'intérêt qu'elle présente en tant que discipline est de développer le sens critique. Mais cette conception est devenue de plus en plus inaudible quand les groupes de pression, le discours d'Etat et les individualités la somment de délivrer des réponses à leurs incertitudes.
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