: Témoignages Des médecins belges racontent l'euthanasie : "Je n'ai jamais eu le sentiment de tuer"
Là-bas, le débat n'existe plus vraiment. Alors que la France a lancé une convention citoyenne sur la fin de vie, dont les conclusions sont attendues dimanche 2 avril, avec l'objectif d'un changement de loi avant fin 2023, la Belgique a légiféré sur l'euthanasie depuis longtemps. Elle y est légale depuis 2002, sous certaines conditions et dans un cadre légal et juridique très strict. La demande doit être écrite, anticipée et consentie et elle doit être formulée par le patient qui souffre d'une maladie incurable, provoquant une souffrance physique et psychologique.
En 2021, 2 699 euthanasies ont été pratiquées en Belgique. A l'hôpital, dans les Ehpad ou à domicile dans la moitié des cas. Cinq médecins belges ont accepté de raconter à franceinfo comment se déroule ce processus, de la prise en charge à l'acte, en passant par l'aspect émotionnel et la relation avec la famille.
Yves de Locht : "La décision appartient au patient"
Yves de Locht se définit comme un "humaniste". Ce médecin généraliste de 77 ans, qui consulte depuis un demi-siècle à Bruxelles, pratique l'euthanasie depuis 2010. Une expérience, ou plutôt un "dernier soin", qu'il refuse de banaliser et qu'il réalise environ "une fois par mois".
La prise en charge. "Le patient fait appel à son médecin traitant qui peut accepter ou non puisqu'il y a une clause de conscience. Si toutes les conditions sont réunies, la loi impose un deuxième, voire un troisième avis si l'euthanasie n'est pas prévue à brève échéance. La première question qu'on me pose, c'est souvent : 'Est-ce que mon dossier va être accepté ?' Beaucoup ne vont pas au bout de la démarche, mais ils savent qu'un jour, ils auront une porte de sortie. Et ce soulagement apaise. Je les écoute, leur explique le long processus et je les vois aussi longtemps que possible, à mon cabinet ou à leur domicile. Mais notre rôle n'est ni de les influencer ni de les juger. En Belgique, la décision appartient au patient. Le choix de mourir, c'est le plus grave de leur vie."
L'acte. "Il y a deux manières de réaliser une euthanasie en Belgique. Avec l'injection létale en intraveineuse d'un produit, souvent un barbiturique, qui provoque la mort en moins d'une minute ou par voie orale lorsque le patient ingère un produit. Des proches pleurent, d'autres sont impassibles, et certains demandent après s'il est vraiment mort. Ma première euthanasie remonte à 2010, j'avais eu très peur. C'était un prêtre, il avait pris le temps de se raser et de se doucher avant et je crois que cette image me restera toujours."
La charge émotionnelle. "On ne s'habitue jamais à une euthanasie, ce serait affreux de dire que cela devient une habitude. Il n'y a rien de plus dur que de donner la mort, et il y a toujours un choc émotionnel. Je suis ému, j'ai besoin de parler avec mon épouse, de me balader en forêt. Je n'ai jamais eu le sentiment de tuer. Tuer, c'est donner volontairement la mort. Moi, je donne le dernier soin à quelqu'un qui me l'a demandé."
Marc Decroly : "Il y a un transfert entre le médecin et le patient"
Alors qu'il était encore étudiant, Marc Decroly, installé dans la banlieue de Bruxelles, a vu des médecins "pratiquer des arrêts de soins alors que c'était illégal". Ce médecin généraliste a vu d'un bon œil la dépénalisation de l'euthanasie, convaincu que la "médecine toute puissante n'existe pas".
Les patients. "Il y a deux types de patients qui viennent à mon cabinet : ceux qui veulent rédiger une demande anticipée et ceux qui souffrent de maladies incurables, souvent des cancers et des pathologies dégénératives comme la maladie de Charcot ou la sclérose en plaques. Paradoxalement, ils sont soulagés et apaisés quand on leur donne le feu vert. J'ai accompagné un jeune homme de 18 ans [l'euthanasie est autorisée pour les mineurs depuis 2014 en Belgique] qui rêvait de devenir professeur de sport. Il avait perdu l'usage de ses jambes et risquait de perdre celui de ses bras. Il n'avait pas envie de quitter la vie, ses parents, ses frères, mais son futur s'annonçait terrible."
"Lorsqu'on est en bonne santé, on ne veut pas mourir, on a l'impression de ne pas avoir tout vu, de ne pas avoir dit à nos proches qu'on les aimait. Mais quand votre avenir est fait de souffrances et de décrépitude..."
Marc Decroly, médecin généralisteà franceinfo
L'acte. "Je pratique toujours les euthanasies en soirée. Le soir est un moment d'apaisement. Je dis souvent à mes patients de ne pas être en pyjama ou en blouse d'opération mais plutôt de s'habiller avec un cardigan, une chemise, une cravate s'ils le souhaitent. Avant d'installer la perfusion, je prends toujours un quart d'heure avec le patient et je lui redemande encore s'il est d'accord, qu'on peut reporter s'il ne le sent plus. Je lui demande qu'il me parle du plus bel endroit où il est allé. Ensuite, on effectue une pré-anesthésie avant l'injection de médicaments. Et là, ça va vite. Il y a plusieurs produits. Chaque médecin utilise le cocktail de médicaments qu'il connaît."
La charge émotionnelle. "Qu'on le veuille ou non, il y a un transfert qui s'opère entre le patient et le médecin. Si la patiente est âgée, je peux me projeter sur ma grand-mère ; si elle a mon âge, je vais penser à ma femme ; si c'est un jeune, on pense à son enfant... Et puis, on effectue un acte irréversible. Je ressens une grande fatigue mentale et physique à chaque fois."
Michèle Morret-Rauis : "On m'a dit que j'étais un assassin"
La fin de vie est le combat de son existence, un combat qu'elle compare à la lutte pour le droit à l'avortement. Oncologue de formation et vice-présidente de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), Michèle Morret-Rauis, praticienne à la retraite, continue d'assurer des consultations de fin de vie.
La prise en charge. "Le sujet est sensible, mais il y a de la légèreté, de la joie et il n'est pas rare qu'on puisse rire dans ces consultations. Je me souviens d'une dame qui avait ouvert le champagne quand je lui avais dit que sa demande allait aboutir. Parfois, les patients pleurent, mais la plupart voient le bout du tunnel. Les gens qui viennent n'ont pas peur de la mort, ils aspirent à pouvoir être délivrés d'une vie qui leur est devenue insupportable. Ils n'ont pas vraiment peur. Ceux qui sont effrayés par la peur de mourir ne viennent pas demander une euthanasie."
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La relation avec la famille. "Il y a des familles qui acceptent. Elles sont tristes à l'idée de perdre leur proche, mais elles le voient souffrir, alors elles le soutiennent. Et puis, il y a les autres... Certains ont déjà débarqué dans mon bureau en me disant que j'étais un assassin. Quand on est en bonne santé, ce n'est pas toujours facile de comprendre. Il y a encore des acharnés, souvent pour des raisons confessionnelles."
Corinne Van Oost : "La mort n'est pas qu'une histoire médicale"
Cela peut paraître paradoxal, mais Corinne Van Oost est médecin en soins palliatifs, catholique et elle pratique l'euthanasie. "En tant que croyante, je ne considère pas que Dieu veut la souffrance", juge celle dont le rôle consiste souvent à donner un deuxième avis pour valider la demande d'euthanasie.
Le deuxième avis. "Le médecin qui donne le premier avis est responsable devant la loi, il a une relation thérapeuthique avec le patient. L'autre praticien est indépendant et ne connaît pas le patient. Mon rôle, en plus de m'assurer que le cadre est respecté, est d'accompagner le patient et d'aider le premier médecin sur l'aspect émotionnel, la procédure à suivre, le choix des produits ou les derniers instants."
L'acte. "J'essaie de donner du sens à ce moment avec des rites. Je demande aux proches de choisir une musique qui a du sens pour eux, je leur propose de s'exprimer avant l'euthanasie. Ça permet de sortir de l'acte, du médecin qui pousse sur la seringue, et de convoquer le souvenir afin que la mort ne soit pas qu'une histoire médicale.
"L'injection est un moment extrêmement difficile : la personne qui parlait encore il y a deux minutes est maintenant morte. Quand je réalise l'injection, c'est comme si j'avais un revolver. Je le tue, mais je ne raccourcis pas la vie, seulement l'agonie."
Corinne Van Oost, médecin en soins palliatifsà franceinfo
La suite. "On inscrit 'mort naturelle' sur le certificat de décès, puisque le patient n'est mort ni accidentellement ni de manière suspecte. Le médecin doit remplir un document de dix pages, raconter la souffrance du patient, son trajet de soins, son cheminement [intellectuel]. Une commission de contrôle examinera ensuite le document. Ces procédures font peur aux médecins, ils savent qu'ils pourraient être remis en cause. Les praticiens peuvent revoir la famille. L'après n'est pas facile."
François Damas : "Il ne faut pas transférer la souffrance du patient à la famille"
François Damas est un homme écouté, respecté. Au cœur du documentaire d'Arte Les Mots de la fin, ce réanimateur de formation tient des consultations de vie à Liège et a été consulté par Olivier Véran en amont du lancement de la convention citoyenne sur la fin de vie en France.
La relation avec la famille. "Il y a des familles qui adhèrent à la démarche du malade, le dernier parcours est construit. D'autres sont plus réticentes et expriment de la peur. La souffrance familiale de perdre un proche peut s'exprimer dans l'opposition, alors que le patient va mourir. Dans 85% des cas, les patients souffrent d'une maladie qui les emportera rapidement. Je leur dis alors que le patient ne décide pas de mourir plutôt que de vivre, mais qu'il choisit une manière de mourir. On peut travailler avec les familles si la maladie nous laisse un peu de temps car il ne faut pas transférer la souffrance du patient à la famille."
La charge émotionnelle. "Un jour, un père m'a demandé si j'accepterais d'euthanasier sa fille de 27 ans. J'ai dit oui et j'ai pleuré. Un an plus tard, ce père m'a dit : 'Docteur, on a quelque chose en commun, on est liés.' En réalité, plus c'est émouvant et plus c'est simple. L'euthanasie n'est pas qu'un engagement technique, c'est aussi un engagement affectif. On ne soigne pas qu'une maladie, il y a des vies, des histoires humaines."
Les Français en Belgique. "C'est rare à l'échelle de la Belgique, mais fréquent pour moi. Je suis identifié, les gens voient mon nom sur internet. Ce sont souvent des personnes très volontaires qui font mille kilomètres pour venir me voir et souffrent de cancers ou de la maladie de Charcot. Beaucoup ne se sentent ni entendus ni accompagnés en France, et certains sont en colère contre leur pays."
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