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Récit "Il ne reverra jamais sa Lozère" : Augustin Trébuchon, le dernier mort de la "der des ders"

Article rédigé par Simon Gourmellet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Augustin Trébuchon est tombé lors de la bataille de Vrigne-Meuse, le 11 novembre 1918 à 10h50. (GEORGES DOMMELIER / AFP)

Ce soldat de première classe et agent de liaison au sein du 415e régiment d'infanterie a pris une balle en plein front, 10 minutes avant l'armistice du 11 novembre 1918. Il est considéré comme le dernier poilu tué au combat sur le territoire français lors de la Grande Guerre.

10h50, lundi 11 novembre 1918. Le monde attend fébrilement 11 heures et l’entrée en vigueur de l’armistice, signé à 5h15 le matin même. A cet instant, le staccato d’une mitrailleuse allemande retentit une dernière fois à Vrigne-Meuse (Ardennes). Un poilu s’effondre, seul, le crâne fracassé par une balle. Serré dans sa main, un morceau de papier, sur lequel est inscrit l’ultime message que cet agent de liaison devait transmettre. Il n'entendra jamais le clairon sonner la fin des combats. De la bataille de la Marne à celle de la Somme en passant par Verdun, Augustin Trébuchon a survécu aux plus sanglantes batailles. Mais pas à la dernière. Franceinfo revient sur le destin de ce soldat fauché sur le territoire français à quelques minutes de la délivrance.

Franchir la Meuse "à tout prix"

En ce mois de novembre brumeux et glacial, la Grande Guerre vit ses dernières heures, sauf à Vrigne-Meuse. Ce petit village situé sur la rive droite de la Meuse est occupé par les Allemands. C’est en face, à Dom-le-Mesnil, que les troupes françaises sont stationnées, prêtes à un ultime assaut. Le 415e régiment d’infanterie a pour mission de franchir le fleuve "à tout prix", selon les ordres. Pour l’état-major, il ne faut pas relâcher la pression sur l’ennemi, alors que se négocient au même moment les conditions de l’armistice. "L’ennemi hésite à signer l’armistice. Il se croit à l’abri derrière la Meuse. Il faut frapper son moral par un acte d’audace. Passez comme vous pourrez : au besoin sur les voitures de vos convois, mises en travers du fleuve", ordonne, le 9 novembre, le général Marjoulet, qui commande le 14e corps d’armée.

Le champ de bataille de Vrigne-Meuse, dans les Ardennes.  (FRANCOIS NASCIMBENI / AFP)

Les Allemands sont retranchés sur le Signal de l’Epine, la crête d’une colline dominant le fleuve. Mais impossible de savoir où précisément. L’aviation est en effet clouée au sol en raison du brouillard. Qu’importe, les ordres sont les ordres. Dans la nuit du samedi 9 au dimanche 10 novembre, Augustin Trébuchon et ses camarades s’élancent au-dessus de la Meuse sur les planches d’une passerelle de fortune. Sous une pluie battante et le feu ennemi, les soldats glissent, trébuchent, certains tombent dans le fleuve qui bouillonne et s’y noient. 700 hommes parviennent sur l’autre rive. Augustin Trébuchon est l’un d’eux.

Bon soldat, "bel exemple" et joueur d’accordéon

Né le 30 mai 1878 à Montchabrier, petit hameau de Lozère, cet homme trapu d'1,61 m, au front dégarni et au visage ovale, est le fils d'un cultivateur et berger. "Très réputé pour ses airs de bourrée et de brise-pied, il animait toutes les soirées et les veillées du canton", explique Léon Bourrier, le fils d'un ami proche d'Augustin, qui l'a honoré en 2017 dans un recueil de poèmes.

Depuis ses 16 ans, il a la charge de ses cinq frères et sœurs après la mort de leurs parents. Une situation qui l’exemptait de mobilisation. Pourtant, le 4 août 1914, au lendemain de la déclaration de guerre de l’Allemagne, il quitte sa famille, dit au revoir à sa fiancée Hortense et descend à Mende, à une cinquantaine de kilomètres de là, pour s’engager. Il ne reverra le Gévaudan que lors d’une unique permission.

En 1918, à 40 ans, le matricule 13 002 est un homme d’expérience, qui a usé ses brodequins sur les pires champs de bataille : la Somme, la Marne, Verdun, le Chemin des Dames… Il n’a été blessé que deux fois en quatre ans. Récemment élevé au rang de première classe, il fait partie de ces miraculés encore en vie qui se sont engagés en 1914. Pour ses supérieurs, c’est un "bon soldat ayant toujours accompli son devoir (...) d’un calme remarquable donnant à ses jeunes camarades le plus bel exemple avec une brillante attitude au cours des combats du 15 au 18 juillet 1918."

Un trompe-la-mort en première ligne

Devenu l'une des estafettes de la 9e compagnie, ce trompe-la-mort est pourtant en première ligne, sautant de trous en abris pour délivrer les messages qui lui sont confiés. Pour cette offensive de Vrigne-Meuse, il fait des allers-retours entre le poste de commandement, installé dans la cave du bureau des PTT à Dom-le-Mesnil, jusqu’aux soldats à quelques centaines de mètres de là, au pied du Signal de l’Epine. Mais après la traversée meutrière et l'avancée de la nuit, les Allemands contre-attaquent. Vers 10h30, ce dimanche 10 novembre, le brouillard se dissipe pour laisser place à une pluie d’obus. Les canons allemands tirent rageusement et l’assaut repousse le 415e régiment derrière un talus de voie ferrée longeant la Meuse. 

Les mitrailleuses se déchaînent : au tac-tac sec et saccadé des Hotchkiss, les Maxim répondent avec un pouf-pouf sourd et lent. Et les fusils mitrailleurs mêlaient leur teuf-teuf à ce concert meurtrier.

sous-lieutenant Rémi Frouté

dans ses mémoires

Ce qu’il reste du 415e tient bon. Dans la nuit du 10 au 11 novembre, chacun reste sur ses positions, l’œil aux aguets et le doigt sur la détente.

A 5h15, ce 11 novembre, la nouvelle tombe. Le message du maréchal Foch annonçant la fin de la guerre est transmis par télégraphe aux commandants en chef des différentes armées alliées. "Les hostilités sont arrêtées sur tout le front, à partir du 11 novembre, 11 heures (heure française). Les troupes alliées ne dépasseront pas, jusqu’à nouvel ordre, la ligne atteinte à cette date et à cette heure." Le message parvient au 415e à 8h30. Pourtant, les obus continuent de pleuvoir, et Augustin de courir. "Rassemblement à 11h30 à Dom-le-Mesnil pour le ravitaillement", c’est l’ordre qu’il doit transmettre à son capitaine sur la ligne de front. Pourquoi l’envoyer sous les balles alors que la guerre doit prendre fin à 11 heures ? Mystère. Il franchit une nouvelle fois la passerelle du barrage sur la Meuse, bondit en direction de la voie de chemin de fer où s’est stabilisée la ligne de front. Mais la bonne étoile de ce trompe-la-mort s’éteint à 10h50. Sur les hauteurs, les Allemands arrosent les lignes françaises à la mitrailleuse. Augustin Trébuchon s’effondre dans la boue, touché par une balle en pleine tête.

"Oh le pauvre Augustin ! Il ne reverra jamais sa Lozère"

Au poste de commandement, on ignore le triste sort de l'estafette. On cherche désespérément un clairon pour sonner le cessez-le-feu. Le soldat Octave Delaluque qui en possède un est convoqué. Cet ouvrier agricole de la Beauce est perplexe et sans doute aussi ému par la solennité de l’instant. En cherchant son instrument dans ses affaires, il essaye de se rappeler de la mélodie. "La dernière fois que je l’ai joué, c’était en 1911, au champ de tir (…)", confesse-t-il à son capitaine. Ce dernier lui siffle l’air avant de l’envoyer en première ligne. La peur au ventre, le soldat Delaluque se met debout et joue. Les tirs cessent, les canons se taisent et quelques "vive la France" fusent des tranchées. En face, les soldats impériaux sortent eux aussi de leurs trous. On improvise une Marseillaise que même les Allemands auraient entonné, rapporte le général Alain Fauveau pour la Revue historique des armées.

Quelques minutes plus tard, l’estafette Georges Gazareth tombe sur un corps encore chaud. C’est Augustin Trébuchon. "Oh le pauvre Augustin ! Il ne reverra jamais sa Lozère", écrira-t-il dans ses mémoires qu’a pu consulter le JDD. L’histoire a retenu que ce berger de Lozère fut le dernier soldat français tué au combat. Pourtant, des recherches menées par des lycéens belges et une association bretonne ont révélé qu’un autre poilu, Auguste Renault, serait mort 8 minutes plus tard en Belgique, fauché par un obus français tiré par erreur. Mais Augustin Trébuchon reste le dernier soldat français tué au combat sur le territoire français.

Dans le silence qui suit l’armistice, on compte les morts tombés depuis le 9 novembre : 68 poilus du 415e ont été fauchés et 97 blessés. Ils sont enterrés dans un carré du cimetière de Vrigne-Meuse, mais sur leurs tombes on peut curieusement lire "mort le 10 novembre 1918". C’est également le cas sur la fiche individuelle d’Augustin Trébuchon.

Le fiche individuelle d'Augustin Trébuchon dans son livret militaire.  (FRANCEINFO)

Pourquoi avoir antidaté sa mort ? "Pour un certain nombre de soldats qui ont été tués le 11 novembre, leur décès a été retranscrit sur les fiches matricules pour le 10 novembre parce qu'il était trop difficile d'avouer et de dire aux familles que leur fils, leur mari, leur frère avait été tué le jour même de l'armistice", estime l'historien Jean-Yves Le Naour. La date de la mort des blessés qui moururent les jours suivants a également été modifiée pour permettre à leurs épouses de toucher les pensions accordées aux veuves de guerre et ainsi s’éviter de longues contestations. Heureusement, le travail des historiens a fait son œuvre. Dans le hameau lozérien de Montchabrier, Augustin Trébuchon est désormais le héros local de la Grande Guerre, auquel Edouard Philippe a rendu hommage lors d'une visite exceptionnelle, le 26 octobre dernier

Le berger de Lozère a même été honoré d'un poème de Léon Bourrier : "Les combats furent longs, la guerre faisait rage/ Pour le pâtre d'antan c'était toujours l'orage/ En ce onze novembre, il ne se doutait point/qu'il allait devenir le tout dernier atteint."

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