Info franceinfo #MeToo des armées : un rapport adresse 50 recommandations pour mieux traiter les violences sexuelles et sexistes au sein des institutions militaires

Après une série de témoignages faisant état de violences sexuelles et sexistes dans les armées, le ministre Sébastien Lecornu avait lancé une mission d’inspection. Franceinfo a assisté en exclusivité mardi à la présentation du rapport à plus de 700 cadres militaires.
Article rédigé par Pierre de Cossette
Radio France
Publié
Temps de lecture : 8min
Le ministre des Armées Sébastien Lecornu, ses conseillers et les trois "inspecteurs" venus présenter les conclusions d'un rapport sur les violences sexuelles et sexistes dans l'armée, le 12 juin 2024. (PIERRE DE COSSETTE / RADIO FRANCE)

Le rendez-vous a été donné en visioconférence, mardi 11 juin à 11 heures. Dans une petite salle du ministère des Armées, dans le 7e arrondissement de Paris, Sébastien Lecornu, ses plus proches conseillers et les trois "inspecteurs", venus leur présenter les conclusions d'un rapport de 154 pages élaboré en à peine un mois et demi. Dans ce rapport, les inspecteurs adressent 50 recommandations pour mieux prendre en compte les signalements en interne, accompagner les victimes et prévenir les agissements, dès les écoles militaires.

De l'autre côté des écrans, 700 cadres des militaires, dont le premier d'entre eux, le Général Thierry Burkhard, chef d'état-major des armées. Avant de laisser la parole aux inspecteurs, le ministre des Armées insiste : "Un certain nombre de faits graves nous sont remontés, par voie de presse et voie hiérarchique. Nous n'avons rien à cacher, nous devons une transparence totale." Sébastien Lecornu réfute l'idée de violences sexuelles et sexistes systémiques dans l'armée, et "redoute un amalgame entre des dérives individuelles et les manquements d'une institution".

"Il existe encore des dysfonctionnements"

Dans sa lettre de mission, le 12 avril, le ministre des Armées souhaitait que ce rapport débouche sur "l'amélioration de l'accompagnement des victimes et l'affirmation d'une volonté ministérielle d'être irréprochable dans le traitement des violences sexuelles et sexistes".

Au terme d'un mois et demi de travail, le rapport de 154 pages, auquel franceinfo a eu accès, dresse un état des lieux parfois sévère sur les violences sexuelles et sexistes dans le monde militaire. "On ne peut nier qu'il existe encore des dysfonctionnements dans la détection des violences sexuelles et sexistes, des hésitations dans leur traitement quand ce n'est pas une méconnaissance de ce qu'elles recouvrent", écrivent les trois inspecteurs – un général de gendarmerie, la médecin générale des armées au service de santé des armées et une ingénieure générale de l'armement.

En 2023, 226 signalements sont remontés à la plateforme Thémis sur une population de 200 000 militaires. "C'est peu", disent les inspecteurs qui pointent du doigt le manque de libération de la parole chez les victimes, qu'ils expliquent notamment par le fait que "deux tiers des personnes interrogées au sein du ministère pensent que la dénonciation de faits de violences sexuelles et sexistes pourrait nuire à leur parcours professionnel", ou encore par le fait que "dénoncer, c'est trahir le groupe".

En 2014, des dispositifs avaient été mis en place. Mais, observent les inspecteurs, "les dénonciations récentes de violences sexuelles et sexistes au sein du ministère, en particulier dans les armées, jettent le trouble et questionnent [leur] efficacité. Elles sèment le doute quand elles mettent en lumière des témoignages que nous n'avons pas su entendre, des sanctions qui n'ont pas été à la hauteur, des victimes qui n'ont pas été accompagnées. Elles blessent quand elles conduisent à évoquer une loi du silence propre à la communauté militaire dont le commandement s'accommoderait ici et là au mépris des règles de droit." Pour le collège de très hauts gradés, les manquements visent notamment l'accompagnement le manque de dénonciation des faits à la justice par les supérieurs hiérarchiques.

"Des erreurs manifestes d'appréciation"

"La relation (de la hiérarchie) à l'autorité judiciaire reste trop distante", peut-on lire dans le rapport. En 2023, dans l'Armée de terre, seuls 19 signalements aux parquets ont été effectués (les "articles 40"). Les inspecteurs notent une progression significative en 2024 – 26 signalements entre janvier et mai, alors que Sébastien Lecornu a adressé des directives au mois de mars.

Interrogé par les cadres en visioconférence mardi, le général de gendarmerie Bruno Jockers, l'un des trois rédacteurs du rapport, a précisé les cas dans lesquels le signalement à la justice ne faisait pas débat. À franceinfo après la réunion, il le redit : "Lorsque vous avez un fait avec contact physique, par personne ayant autorité ou en groupe, c'est grave. Et lorsque vous avez un fait grave et que le récit de la victime est cohérent, ça signifie que vous avez un degré de vraisemblance et les deux ensemble vous amènent forcément à une dénonciation au parquet."

"Nous devons dire aux victimes 'ayez confiance', ajoute Bruno Jockers. S'il y a un endroit en France où les gens ont confiance en leur hiérarchie ce sont les armées. Et vous avez le devoir de signaler parce que vous êtes une victime mais aussi parce qu'il peut y avoir d'autres victimes, donc faites-le pour vous, faites-le pour les autres et faites-le pour les armées."

Dans son rapport, la mission d'enquête est sans concession avec le traitement disciplinaire des auteurs de violences sexuelles et sexistes au sein des armées, qu'elle juge "pas encadré", avec notamment "des erreurs manifestes d'appréciation" comme des "jours d'arrêt" pour un viol. "La présomption d'innocence, aux yeux de certains chefs, continue de prévaloir sur des mesures conservatoires (suspension, mutation d'office, éloignement) qui s'imposent pourtant."

"On doit faire mieux"

Les inspecteurs dressent donc une liste de 50 recommandations. À destination des militaires mis en cause : les suspendre dès que des faits crédibles lui sont imputables, par exemple ; mais aussi à l'adresse de leur hiérarchie, en sanctionnant un chef qui aurait "fait preuve de négligence dans le traitement de violences sexuelles et sexistes". Pour la mission d'inspection, il faut une meilleure remontée des signalements, et une "cellule d'observation des violences sexuelles" qui permettrait d'analyser le phénomène. "Il y a des choses très positives qui se font au sein du ministère des Armées, assure à franceinfo le général Jockers, mais chaque témoignage de victime vient nous rappeler qu'on doit faire mieux."

"On doit faire mieux en matière d'accompagnement des victimes, dans la façon dont nous sanctionnons les auteurs, on doit faire preuve de plus de transparence et on doit être meilleurs dans la prévention."

Bruno Jockers, inspecteur général des armées - gendarmerie

à franceinfo

Les inspecteurs recommandent par exemple d'agir contre la consommation d'alcool dans les emprises militaires. Notamment dans les écoles, où le discours doit infuser. "Les écoles, c'est là que nous formons nos futurs cadres," explique Sylvie Perez, médecin générale des armées inspectrice générale du service de santé des armées et coauteure du rapport. "Il est nécessaire qu'ils soient éveillés à ces questions-là. Ce sont des jeunes générations qui viennent de la société civile, d'un monde où les choses qui touchent à la question sexuelle sont parfois très libérées et en même temps ils viennent d'un monde où la liberté individuelle, le respect de chacun est un impératif. Ces deux choses-là se croisent et sont parfois très difficiles à gérer à un âge où ils se construisent. Nous avons une vigilance particulière à avoir en termes de formation, afin qu'ils ne se trouvent pas en situation de commettre des actes dont parfois ils n'ont pas conscience de la gravité."

À franceinfo, le ministre Sébastien Lecornu parle d'un rapport "percutant, fort, assez unique et inédit". Il adressera ces prochains jours une instruction afin "d'établir un calendrier ambitieux pour la mise en œuvre immédiate des principales recommandations", explique son entourage. Quelques minutes avant, aux 700 cadres militaires qui l'écoutaient à distance, il avait conclu avec fermeté : "Le rapport doit être suivi d'effets. On ne va pas passer notre vie à demander des rapports."

"Le rapport reflète la réalité d'une situation vécue par les victimes", se réjouit jeudi sur franceinfo l'avocate Élodie Maumont, qui défend de nombreuses victimes. "Le rapport fait marque de constats courageux (...) des recommandations adéquates." Mais elle pointe "un bémol : c'est peut-être l'absence d'ouverture vers l'extérieur". L'avocate constate "une nouvelle fois que le monde des armées s'est un peu replié sur lui-même. Je regrette qu'on n'ait pas fait appel à des experts civils et des avocats."

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