Violences sexuelles : en publiant la lettre d'un violeur, "'Libération' a fait une erreur majeure", juge la militante féministe Valérie Rey-Robert
Valérie Rey-Robert, autrice du livre "Une culture du viol à la française", explique auprès de franceinfo pourquoi, selon elle, la décision de "Libération" de publier la lettre d'un violeur est problématique.
C'est une lettre qui fait énormément réagir en cette Journée internationale des droits des femmes. Le quotidien Libération a publié en une, lundi 8 mars, le courrier que lui a envoyé un homme se présentant comme le violeur d'une étudiante de SciencesPo Bordeaux et dont le témoignage avait alimenté il y a quelques semaines le mouvement #SciencesPorcs contre les violences sexuelles dans ces établissements. Ce choix éditorial a suscité de vives critiques parmi les associations féministes et les spécialistes des violences sexuelles.
Autrice du livre Une culture du viol à la française (Libertalia, 2019), la militante féministe Valérie Rey-Robert explique à franceinfo pourquoi, selon elle, la décision du quotidien de publier ce texte pose problème.
Franceinfo : comment avez-vous réagi en découvrant cette une et cette lettre ?
Valérie Rey-Robert : Le premier problème, selon moi, c'est que la une est consacrée à deux choses : l'euthanasie et la lettre d'un violeur. Le 8 mars, Journée internationale du droit des femmes, est complètement ignoré par la une, comme si cette journée n'existait pas. Le deuxième problème, c'est l'illustration. Quelle que soit la volonté de la dessinatrice, le violeur a une couleur foncée et la victime est de couleur claire, il y a le risque d'augmenter, a minima, les stéréotypes racistes autour des violeurs. Et le troisième problème, c'est de faire le choix de publier la lettre d'un violeur la veille d'un 8 mars et la version papier le jour même.
Sur le fond de ce texte, qu'est-ce qui est problématique selon vous ?
Le fait qu'il écrive une lettre et que ce soit publié par Libération. Le violeur qui se dit donc repentant n'a pas ses mots-là dans la lettre. A aucun moment, il ne s'excuse à l'égard de la victime et il fait le choix, au lieu de se rendre à la police, d'envoyer cette lettre à un grand quotidien national de gauche. Pourquoi choisit-il de rendre cette lettre publique ? Il faut remonter la chronologie des faits. La victime a déclaré qu'elle avait été violée, sans donner le nom de l'auteur. Et ensuite, lui, sentant sans doute le vent tourner, sachant qu'il y a des risques que son nom sorte, décide de contrer les propos de la victime en sortant du bois et en se déclarant comme auteur du viol.
Loin d'être l'acte de contrition d'un violeur, c'est le début d'une ligne de défense qu'il prépare, qu'il déroule en trois axes. Le premier est de dire que la relation était suffisamment malsaine pour que ce viol arrive, qu'il était quasiment inéluctable parce qu'ils avaient des jeux sexuels sur le non-consentement. Ensuite, il y a une dilution de la responsabilité, en disant que tous les hommes sont socialisés à violer. C'est le titre de sa chronique, il s'adresse à l'ensemble des hommes en disant : "J'ai violé, ça va vous arriver aussi de toute façon". Il fait appel à une sorte de connivence masculine. Il explique aux hommes qu'ils feraient bien de le défendre parce qu'au fond, ça va leur arriver aussi et il faut qu'ils se serrent les coudes. Le troisième point, c'est lorsqu'il explique qu'il a été victime de viol et que les victimes de viol peuvent ensuite violer. Il oublie de dire qu'il n'y a pas de déterminisme et que les victimes de viol qui sont les plus à même de reproduire l'acte, ce sont les hommes. Les femmes victimes ne violent pas ensuite.
J'ai échangé avec une juge, qui a eu à gérer des violeurs. Tous les arguments qu'il emploie font partie de la ligne de défense classique de n'importe quel violeur CSP+. Cela n'a rien d'original. Et il y a aussi le fait d'aller chercher la victime jusque dans l'hôpital psychiatrique où elle est hospitalisée pour lui demander son accord. C'est d'une violence extrême.
Libération s'est justifié, dans un éditorial qui accompagne le texte, sur le choix de publier cette lettre. Ils évoquent un texte "fort et dérangeant" et insistent sur le fait que la victime a donné son accord à la publication du texte. Que pensez-vous de ces justifications ?
On entre dans une espèce d'ère qui est : "15 minutes pour les Juifs, 15 minutes pour les nazis", comme si toutes les paroles se valaient. Ils emploient les termes "complexifie le débat", comme si les féministes qui ont posé la question des violences sexuelles sur la table ne l'avaient pas assez complexifié à leurs yeux et qu'il fallait la parole d'un violeur pour le faire. Ils ont l'impression que ce type est en train d'inventer l'eau chaude, alors qu'il ne fait que répéter, en les tordant de manière manipulatrice, les théories féministes.
L'éditorial de Libération emploie l'expression "sortir de notre zone de confort". En fait, à part les hommes qui n'ont pas été victimes de violences sexuelles, qui est-ce que cette tribune va sortir de sa zone de confort ? Libération a fait une erreur majeure – j'imagine que c'est essentiellement une rédaction d'hommes qui s'est mise autour de la table pour parler de ce sujet-là –, celle de considérer que sur certains débats, il faudrait tous les points de vue. Or, en fait, non, clairement.
Est-ce que c'est la manière dont cette lettre est publiée ou le fait même de la publier que vous estimez dérangeant ?
Il aurait fallu ignorer cette lettre et se demander en fait ce qui pousse un homme à envoyer une lettre à Libération, sachant qu'il risque vingt ans de prison. Et est-ce que vous pouvez publier in extenso, sans contextualisation, quelqu'un qui déverse sa haine des immigrés, des femmes ou des homosexuels ? Est-ce que c'est possible de faire cela ? Pour moi, la réponse est non. Cette lettre est vraiment misogyne et profondément manipulatoire. Elle est maligne, intelligente, je comprends que beaucoup de gens qui ne connaissent pas le problème des violences sexuelles puissent se faire avoir.
D'ailleurs, Libération se fait avoir, en étant surpris qu'il sache aussi bien écrire [l'éditorial évoque la "force intellectuelle" et la "fougue" du texte]. C'est vraiment se vautrer à pieds joints dans les idées reçues sur le viol : ils ont l'air de penser que les violeurs sont tous des illettrés. Je n'aurais rien publié, encore moins le 8 mars. S'ils veulent avoir des points de vue de violeurs, il y a cinquante études sur le sujet, des chercheuses qui peuvent leur en parler.
Je trouve vraiment important de rappeler la responsabilité du journaliste. Je sais que cela ne coûte pas cher à produire les témoignages, il suffit d'interroger quelqu'un, il n'y a pas d'enquête à faire. Mais au bout d'un moment, il faut passer à l'analyse et nous n'avons pas besoin d'avoir des témoignages des deux camps. Dans le viol, il n'y a pas deux camps qui s'opposent, cela n'a aucun sens de faire cela. Inviter un violeur, ce n'est pas élargir le débat.
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