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Quatre questions après les accusations de violences sexuelles d'Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia

Elle l'accuse d'"attouchements" et de "harcèlement sexuel", quand elle avait entre 12 et 15 ans, dans une longue enquête de Mediapart.

Article rédigé par franceinfo
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L'actrice Adèle Haenel lors de la première du film "Portrait de la jeune fille en feu", le 24 octobre 2019 au festival international de Vienne (Autriche). (HANS PUNZ / APA-PICTUREDESK / AFP)

"Il m'a détruite." L'actrice Adèle Haenel accuse le réalisateur Christophe Ruggia d'"attouchements et de harcèlement sexuel" lorsqu'elle était âgée de 12 à 15 ans. Mercredi 6 novembre, une enquête a été ouverte des chefs d'"agressions sexuelles sur mineure de 15 ans par personne ayant autorité" et de "harcèlement sexuel", a appris franceinfo auprès du parquet de Paris. Dans une longue enquête de Mediapart (article payant) publiée dimanche et un entretien filmé diffusé en direct, lundi 4 novembre, l'actrice deux fois césarisée décrit un "système d'isolement" mis en place par le cinéaste, qui lui a donné son premier rôle au cinéma dans Les Diables, sorti en 2002. Adèle Haenel explique aussi pourquoi elle a choisi de prendre la parole plus de quinze ans après et pourquoi elle n'a jamais porté l'affaire en justice. 

1Que raconte Adèle Haenel ?

Pour son enquête, la journaliste de Mediapart Marine Turchi a interrogé longuement Adèle Haenel, mais aussi une vingtaine de témoins, qui s'expriment nommément. Les faits décrits remontent au tournage du film Les Diables, qui met en scène l'amour incestueux de deux orphelins fugueurs, mais se poursuivent plusieurs années après. Adèle Haenel, 12 ans alors, y campait une fillette autiste, murée dans le silence.

Pendant la préparation et le tournage du long-métrage, la plupart des personnes interrogées décrivent un réalisateur "tout-puissant", "vampirisant", "invasif". Sur le tournage, ils remarquent une relation fusionnelle entre le réalisateur et la très jeune actrice, "au-delà du purement professionnel", selon les mots d'un régisseur. "On dit souvent des metteurs en scène qu'ils doivent être amoureux de leurs actrices, mais Adèle avait douze ans", rappelle-t-il encore. "Il était tactile, mettait ses bras sur ses épaules, lui faisait parfois des bisous", ajoute une comédienne.

Des interrogations secouent plusieurs professionnels mobilisés sur le film, mais la relation entre Christophe Ruggia et l'actrice de 12 ans "glisse vers autre chose", selon l'actrice. Adèle Haenel évoque des "attouchements", à l'occasion de rendez-vous réguliers, le week-end, dans l'appartement du réalisateur. Il "me collait, m’embrassait dans le cou, sentait mes cheveux, me caressait la cuisse en descendant vers mon sexe", décrit-elle à Mediapart. L'actrice évoque aussi une main passée sous son t-shirt. Un geste dont le réalisateur se serait confié à son ex-compagne, la réalisatrice Mona Achache, qui a aussi témoigné auprès de Mediapart.

Je le repoussais, mais ça ne suffisait pas, il fallait toujours que je change de place.

Adèle Haenel

Mediapart

Selon Adèle Haenel, les mêmes gestes se sont reproduits, à huis clos, en marge de festivals internationaux, à Yokohama (Japon), Marrakech (Maroc) ou Bangkok (Thaïlande). Elle évoque aussi les "déclarations" de Christophe Ruggia, en public, "dans les fêtes", ainsi que des "scènes de jalousie extrêmes". L'actrice se rappelle également des "stratégies" développées pour échapper aux"attouchements"

C'est la première fois que l'actrice formule des accusations aussi précises contre le réalisateur. En 2010, lors d'un entretien, Adèle Haenel évoquait simplement une situation de "mainmise" qui engendrait "une relation de pouvoir"

2Le réalisateur a-t-il répondu ?

C'est d'abord son avocat Jean-Pierre Versini qui a répondu à l'enquête de Marine Turchi. Il a dénoncé une lecture des faits "systématiquement tendancieuse, inexacte, romancée, parfois calomnieuse" et réfute "catégoriquement avoir exercé un harcèlement quelconque ou toute espèce d'attouchement sur cette jeune fille alors mineure". "Qu'il y ait une emprise involontaire de l'adulte, metteur en scène, c'est probable", a de nouveau réagi l'avocat Jean-Pierre Versini auprès de l'AFP, tout en répétant que le cinéaste "nie catégoriquement les attouchements et le harcèlement sexuel".

"Je suis choquée qu'il démente", a réagi Adèle Haenel dans l'émission diffusée en direct par Mediapart, lundi. "Je suis encore plus choquée par le fait qu'il dise qu'il m'a 'découverte' [comme actrice], parce qu'en fait, il m'a surtout détruite." L'intéressé n'a toujours pas réagi en personne. 

Demandant un droit de réponse à Mediapart, Christophe Ruggia s'est finalement exprimé sur les faits qui lui sont reprochés. Le réalisateur dénonce les "piloris médiatiques" dont il serait victime et revient, dans un long texte, sur la relation "personnelle et professionnelles forte" qu'il a nouée avec la jeune actrice. "Je n’ai jamais eu à son égard, je le redis, les gestes physiques et le comportement de harcèlement sexuel dont elle m’accuse, mais j’ai commis l’erreur de jouer les pygmalions avec les malentendus et les entraves qu’une telle posture suscite. Emprise du metteur en scène à l’égard de l’actrice qu’il avait dirigée et avec laquelle il rêvait de tourner à nouveau", assure-t-il.

A l’époque, je n’avais pas vu que mon adulation et les espoirs que je plaçais en elle avaient pu lui apparaître, compte tenu de son jeune âge, comme pénibles à certains moments. Si c’est le cas et si elle le peut, je lui demande de me pardonner.

Christophe Ruggia

à Mediapart

3Adèle Haenel a-t-elle porté plainte ?

Les faits ne sont pas prescrits, puisque toute victime d'une agression sexuelle sur mineur peut porter plainte jusqu'à ses 38 ans"J'avais envie d'agir (...) [mais] je n'ai jamais pensé à la justice", explique pourtant Adèle Haenel, qui estime qu'il existe "une violence systémique faite aux femmes dans le système judiciaire". Elle regrette que les agresseurs et les violeurs soient "si peu" condamnés. Elle ajoute : "La justice nous ignore, on ignore la justice." 

Je crois en la justice, mais elle doit se remettre en question pour être représentative de la société.

Adèle Haenel

Mediapart

"J'ai compris qu'il ne s'agissait pas que d'une histoire privée, que c'était une histoire publique", a toutefois affirmé Adèle Haenel. L'actrice précise avoir été "très agitée" après le visionnage du documentaire Leaving Neverland consacré à Michael Jackson. Désormais plus renommée que l'homme qu'elle accuse, et consciente qu'elle ne se trouve "pas dans la même précarité que la plupart des gens à qui ça arrive", l'actrice considère désormais avoir une "responsabilité", dans le sillage du mouvement #MeToo : "Il ne peut pas refaire un film avec des adolescents, je ne peux pas le laisser faire ça."

4Ce témoignage a-t-il des conséquences ?

Le parquet de Paris a annoncé mercredi 6 novembre l'ouverture d'une enquête des chefs d'"agressions sexuelles sur mineure de 15 ans par personne ayant autorité" et de "harcèlement sexuel". Cette enquête a été confiée par le parquet de Paris à l'Office Central de la Répression de la Violence faite aux Personnes (OCRVP) a indiqué le parquet à franceinfo.

Mardi 5 novembre, la Société des réalisateurs de films (SRF), une association professionnelle de cinéastes qui compte quelque 300 adhérents, a réagi lundi en annonçant la radiation de Christophe Ruggia. L'organisation, dont le réalisateur a lui-même été président, dans le passé, a exprimé "son soutien total, son admiration et sa reconnaissance à la comédienne Adèle Haenel, qui a eu le courage de s'exprimer après tant d'années de silence". "Nous tenons à lui dire que nous la croyons et que nous en prenons acte immédiatement, sans nous dérober à notre propre responsabilité", poursuit la SRF dans un communiqué.

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