Grand entretien Projet de loi sur l'immigration : "Les flux migratoires ne sont pas tellement affectés, quelle que soit la législation"

Article rédigé par Mathilde Goupil - propos recueillis par
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Le projet de loi immigration sera discuté à l'Assemblée à partir du 27 novembre 2023. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Alors que le texte porté par Gérald Darmanin arrive à l'Assemblée nationale, la politologue Catherine Wihtol de Wenden souligne que les vagues successives d'immigration ont toujours fait l'objet d'un regard critique en France. Et rappelle que le sujet a été imposé politiquement au début des années 1980 par le Front national.

Après le tour de vis du Sénat, c'est au tour de l'Assemblée nationale de se pencher, à partir de lundi 27 novembre, sur le projet de loi sur l'immigration du gouvernement. L'examen du texte promet d'être agité, entre une gauche qui y est résolument opposée, un camp présidentiel tiraillé et une droite réclamant encore plus de fermeté. L'occasion pour franceinfo de s'entretenir avec la politologue Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite au Centre d'études et de recherches internationales, enseignante à Sciences Po et autrice de Figures de l'Autre. Perceptions du migrant en France 1870-2022. Dans cet entretien, elle revient sur les rapports que les Français entretiennent avec l'immigration, et explique comment le sujet s'est imposé dans le débat politique – non sans tension.

Franceinfo : Qui sont, aujourd'hui, les immigrés en France ?

Catherine Wihtol de Wenden : Il faut distinguer deux choses. Il existe d'une part ce qu'on appelle le "stock", c'est-à-dire les personnes immigrées qui sont déjà présentes sur le territoire. Elles représentent environ 10% de la population française. D'autre part, il y a ce qu'on appelle le "flux", c'est-à-dire les entrées et les sorties du territoire. La multiplication des crises dans le monde – en Syrie, en Afrique subsaharienne ou en Ukraine – a entraîné une augmentation récente de ce flux, lié à la hausse des demandes d'asile. Même si la France est loin d'être le pays européen qui a accueilli le plus de réfugiés, et même si le taux de protection a globalement chuté depuis les années 1970.

Les demandeurs d'asile sont désormais, avec les étudiants étrangers, les premières sources d'entrées sur le territoire. Viennent ensuite l'immigration de regroupement familial, de travail puis sanitaire. C'est nouveau puisque, dans le passé, l'immigration de travail était la plus importante. Evidemment, ce que je vous dis là ne tient pas compte des arrivées de personnes sans-papiers, qu'on a du mal à estimer. 

Quel est le regard que les Français portent sur cette immigration ?

Le regard des Français est différent selon le type de migration. Récemment, on a pu observer qu'il existait une forme de "deux poids, deux mesures" avec l'arrivée de réfugiés ukrainiens. Par rapport à ceux en provenance de pays du Sud, ils ont bénéficié d'un régime particulier de protection, qui leur a donné accès à de nombreux droits – y compris celui de travailler et de se former. Et ils ont bénéficié d'un regard dans l'ensemble positif, puisque ce sont des Européens, blancs, chrétiens. Leur pays a par ailleurs été envahi par la Russie, ce qui a réactivé la polarisation du monde telle qu'on la connaissait jusqu'en 1990.

Les autres personnes immigrées, qui viennent plutôt d'Afrique subsaharienne et du Proche et du Moyen-Orient, font l'objet d'un regard très négatif, d'où le succès des propositions anti-immigrés de la droite dure et de l'extrême droite. Une partie des Français estime que ce type d'immigration risque de poser des problèmes sécuritaires – même si, lors des derniers attentats, on a souvent le cas d'auteurs de nationalité française, ou arrivés depuis très longtemps en France et qui se sont radicalisés sur le territoire. Plus que l'immigration, les études montrent par ailleurs que la délinquance est surtout liée à la pauvreté.

Il existe aussi une peur de l'invasion démographique, utilisée par Eric Zemmour (Reconquête), Jordan Bardella (Rassemblement national) ou Valérie Pécresse (Les Républicains) pendant la campagne présidentielle avec l'expression de "grand remplacement". Or, les chiffres montrent qu'il n'y a pas de "grand remplacement" : même si la part d'immigrés dans la population française a augmenté ces dernières années, elle reste très minoritaire. Et, au niveau mondial, la plupart des migrations des habitants des pays en développement se font vers d'autres pays en développement.

Enfin, il existe d'autres peurs, liées à la concurrence sur le marché du travail. En réalité, on assiste plutôt à une stratification du marché du travail : les personnes récemment arrivées en France acceptant davantage des emplois considérés comme moins intéressants (PDF) par ceux qui sont déjà sur le territoire.

Ce regard a-t-il toujours été le même ?

Ces peurs-là sont très anciennes. Le regard porté sur les Italiens ou les Polonais dans les années 1930 n'a rien à envier à celui que l'on porte sur les migrants d'aujourd'hui.

"Les stéréotypes sont toujours les mêmes, seule change la nationalité à laquelle ils s'appliquent."

Catherine Wihtol de Wenden, politologue

à franceinfo

L'idée de la violence et du risque terroriste – à l'époque anarchiste – avec l'immigration italienne était présente dès la fin du XIXe siècle. Le thème du "grand remplacement" figurait dans les discours de l'Action française dans l'entre-deux-guerres. La peur de la concurrence sur le marché du travail était portée au tournant des années 1980 par le secrétaire général du Parti communiste français, George Marchais.

Dans un sondage Ifop publié cet été, plus de 8 Français sur 10 ont estimé que l'immigration était un sujet dont on ne peut pas parler sereinement. Le projet de loi du gouvernement est d'ailleurs critiqué, pour des raisons différentes, par l'ensemble des oppositions. Pourquoi l'immigration est-elle un sujet si clivant ?

L'immigration est apparue comme un sujet clivant à partir des années 1980, quand Jean-Marie Le Pen [le fondateur du Front national, ancêtre du RN] en a fait un contenu essentiel de la campagne des élections municipales de 1983. Entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1980, la question de l'immigration avait été très dépolitisée à cause du besoin de main-d'œuvre, c'était un thème qui avait peu de portage politique. Aucune loi sur l'immigration n'a d'ailleurs été votée entre 1946 et 1980. Les débats entre les partis, et le positionnement politique des électeurs, portaient davantage sur les questions économiques et sociales que sur les questions de société comme l'immigration.

"En mettant au cœur de son programme la lutte contre l'immigration, notamment maghrébine, Jean-Marie Le Pen a placé cette question au centre du jeu politique."

Catherine Wihtol de Wenden, politologue

à franceinfo

Depuis, les partis se sont mobilisés autour de ce thème, croyant que cela allait leur permettre de récupérer des électeurs. A l'inverse, d'autres thèmes sont devenus inopérants : le Rassemblement national, qui était contre l'Union européenne, a par exemple vu que ce sujet n'était pas très porteur.

Electoralement parlant, ces partis ont-ils eu raison de miser sur l'immigration ?

Oui et non. Oui, car les scores du Front national, puis du Rassemblement national, ont progressé –même si une partie de leur succès est due à la mise à l'agenda de la question du pouvoir d'achat, comme ça a été le cas lors de la dernière présidentielle. En même temps, on voit que la tolérance vis-à-vis de l'immigration a progressé : de plus en plus de Français sont favorables à accorder le droit de vote aux étrangers non communautaires par exemple. Les mariages "mixtes", entre une personne de nationalité française et une personne de nationalité étrangère, ont aussi progressé.

"Les Français ne sont pas aussi racistes que les discours politiques pourraient le laisser supposer."

Catherine Wihtol de Wenden, politologue

à franceinfo

Y a-t-il une spécificité aux mesures qui figurent dans le projet de loi immigration, par rapport à celles qui ont été faites ces dernières années ?

Les propositions actuelles reprennent beaucoup de mesures qui existent déjà, mais en allant plus loin. Elles s'appuient sur ce qui a déjà été émis dans le débat public sur la restriction des prestations sociales ou du droit du sol, par exemple par l'ancien ministre de l'Intérieur Charles Pasqua dans les années 1990, ou dans le programme du RN. Ce qui est nouveau en revanche, c'est le durcissement de l'application du droit d'asile, notamment l'idée d'avoir un juge unique [et non trois] en Cour nationale du droit d'asile, ou de décentraliser la politique de l'asile dans les préfectures pour un traitement plus rapide.

Ce qu'on constate néanmoins, c'est que quelles que soient la tendance politique du gouvernement et les lois mises en place, les flux migratoires ne sont pas tellement affectés. Pourquoi ? Car il existe des principes législatifs et constitutionnels qui limitent ce qu'il est possible de faire sur le droit d'asile, sur le regroupement familial, etc. On constate aussi qu'il n'y a pas de lien entre la quantité de prestations sociales offertes, et le niveau d'immigration. Ce qui est primordial dans la décision d'émigrer, c'est l'existence, ou non, de liens familiaux ou nationaux [l'existence d'une diaspora] dans le pays d'accueil. 

"Les lois immigration répondent donc à une demande de l'opinion publique et à une volonté des gouvernants de se donner une raison d'être. Mais elles n'influencent que peu les migrations."

Catherine Wihtol de Wenden, politologue

à franceinfo

Est-il possible de réussir à apaiser le débat, et si oui comment ?

Pour avoir un débat apaisé, il faudrait que les partis politiques n'en fassent pas un enjeu idéologique hyperpolitisé, et reviennent à un débat sur les réalités de l'immigration, en se fondant sur les données, et l'objectif d'une politique rationnelle sur le sujet. Cela a été le cas en Allemagne, ces deux dernières années, le thème de l'immigration ayant été absent de la campagne de la coalition qui a gagné les élections – même si le pays semble désormais engager un tournant à ce sujet.

Les chiffres officiels sur l'immigration sont connus, car publiés annuellement par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), et accessibles par internet. Certains les détournent, mais il suffit de les consulter pour déjouer les tricheurs.

Le principe de réalité peut aussi permettre d'atténuer des sentiments très hostiles. Si toutes les personnes qui font l'objet d'une obligation de quitter le territoire (OQTF) parce qu'elles n'ont pas de titre de séjour sont effectivement reconduites à la frontière, les Français se diront peut-être que ce n'est pas forcément idéal car on manque de main-d'œuvre dans certains secteurs.

Que penser des mesures comme les statistiques ethniques, ou l'organisation d'un référendum sur l'immigration, qui permettraient de mieux connaître le phénomène migratoire et ce que les Français en pensent ?

Organiser un référendum sur l'immigration [réclamé par le RN, mais pas à l'ordre du jour, selon l'exécutif] me semble assez dangereux, car c'est un mode d'action qui peut être manipulé selon la question posée, et dont le résultat peut aller à l'encontre des intérêts économiques du pays. 

Les statistiques ethniques ont été refusées par le Conseil constitutionnel en 2007, en faisant valoir qu'elles étaient contraires à la définition constitutionnelle de la nation française, non ethnicisée. C'est une bonne chose pour éviter que la population ne se définisse par des appartenances ethniques et ait une vue ethnicisée des utilisateurs des services publics, par exemple, alors qu'il s'agit souvent de Français. En revanche, l'absence de statistiques empêche, par exemple, de faire apparaître les discriminations au faciès, quelle que soit la nationalité des personnes, par les forces de l'ordre.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.