J'ai testé le twerk, "le yoga du cul"
Vous en avez entendu parler et avez sûrement votre avis sur le sujet. Avant de me faire le mien, j'ai voulu tester cette danse des fesses.
Au bout de quelques secondes la tête en bas, le sang descend dans le cerveau et la vision se trouble. Les bras flanchent un peu, mais je tente de les garder bien tendus, figée comme une grosse araignée : les pieds en l'air contre le mur, jambes écartées, genoux pliés. J'essaie de sentir mes fesses. Comprenez bien : j'essaie de "sentir" leurs vibrations alors que je remue du bassin, dans l'espoir de les faire rebondir comme un ballon de basket.
Nous sommes le lundi 7 octobre et j'essaie de "twerker". Pas l'ambition d'une vie, mais il n'empêche. Depuis plusieurs semaines, je ne pense (presque) qu'à ça. Retour en cinq étapes sur "mon" twerk, entre conquête du postérieur et aventure intérieure.
Etape 1 : "Pourquoi faire une chose pareille ?"
Tout commence le 26 août. Dans la nuit, la chaîne américaine MTV récompense les meilleurs clips musicaux de l'année au cours de la cérémonie des Video Music Awards. Un objet télévisuel qu'ici personne ne regarde, mais dont tout le monde entend régulièrement causer, quand Lady Gaga se pointe en robe Charal (2010) ou que Britney Spears roule une pelle à Madonna (2003). Cette année, les réseaux sociaux bouillonnent pour Miley Cyrus, ex-petit rat de Disney Channel devenue aspirante pop star. Son prétendu twerk, cette danse qui consiste à faire vibrer et rebondir les fesses dans une posture qui évoque l'acte sexuel, a choqué jusqu'aux plus hautes instances du bon goût. "Pourquoi faire une chose pareille ?" me demandé-je ce matin-là, comme si la chanteuse venait de décapiter un bébé panda.
Approches sociologique, historique, parodique, polémique (en anglais), voire raciale (en anglais)… Pendant un mois, les médias grand public décryptent, souvent avec effroi (comme chez TerraFemina), le "phénomène". "S'il faisait ça dans la rue, on l'arrêterait !", disait Time Magazine du déhanché d'Elvis Presley en 1955. Je ne serai pas ce journaliste : j'envoie un e-mail à "Fannie Sosa", danseuse, chanteuse, étudiante, performeuse et l'une des quelques personnes capables d'enseigner le twerk à Paris. "Et pourquoi ne pas faire une chose pareille ?" J'écris : "Je me sens obligée de souligner que je danse affreusement mal en général et que j'ai une souplesse déplorable." Elle répond : "La motivation et l'attention sont les deux seules choses nécessaires pour faire le twerkshop" et signe "bisou".
Etape 2 : "Tout le monde peut twerker"
Quinze novices se sont inscrits à l'atelier twerk ("twerkshop") sur Facebook, mais j'arrive la première. Au final, nous sommes huit. J'envoie ce texto.
Pourquoi "dépêche-toi" ? Parce que j'ai convaincu une amie d'enfance de m'accompagner. Pourquoi "en tenue de twerk" ? Parce que Fannie Sosa a été très explicite dans son mail : "La tenue est super importante : il faut ramener cet habit de lumière qui est garanti 100% confort MAIS qui nous fait aussi sentir les reines du dancefloor." Pourquoi "MALAISE !" ? Parce que la Beyoncé qui sommeille en moi est narcoleptique et que, statistiquement, j'ai autant de chances de savoir bouger mes fesses que l'équipe de bobsleigh jamaïcaine de ramener l'or aux JO. Dans le métro, déjà en nage, je me répète les mots de Fannie : "Tout le monde peut twerker."
Dans le civil, Fannie Sosa s'appelle Sofia Senna. Elle est née en Argentine il y a 26 ans, est passée par le Brésil, vit à Paris depuis l'âge de 18 ans, parle cinq langues sans accent et ne cesse de rouler sa bosse. Elle a découvert le twerk à Paris, grâce à Katey Red, artiste de La Nouvelle-Orléans, patrie de la "bounce culture" : une révélation. Je m'étire mollement quand elle déboule dans la salle. Elle porte un turban coloré, un legging noir taille haute, des baskets et d'épaisses créoles dorées. La fameuse tenue confort/dancefloor. Elle nous remercie d'être là. Beaucoup promettent de venir, puis se dégonflent. Les filles sont jeunes (entre 20 et 35 ans), fines. En collants, elles ressemblent à des danseuses. Florent est élancé, sportif, presque autant que son ami new-yorkais, Mike, qui l'accompagne.
Tous sont "curieux". Inès a croisé Sofia dans la rue, "elle enseignait le twerk à des gringalets blancs, sur le trottoir. Elle était magnifique, comme une gravure de mode", se souvient l'étudiante. Florent, artiste de BD, a été initié au twerk par Poussy Draama, une contemporaine de Fannie sur la scène "booty". Caroline s'est décidée à venir quand cette dernière lui a garanti que le twerk, "[c'était] le yoga du cul". Livia et Stéphanie enseignent le théâtre aux enfants. Elles sont "effeuilleuses" (le strip-tease façon new burlesque) et espèrent que l'atelier leur permettra d'avancer dans leur réflexion sur le corps, son érotisme, sa complexité.
Etape 3 : "Et mes fesses, je les aime mes fesses ?"
Les premiers mouvements sont accessibles : des coups de bassin devant, derrière, le dos cambré. Il dessine un cercle au sommet de jambes bien ancrées dans le sol, "talons bien à plat", rappelle Sofia. Si tout se passe bien, le geste produit sa propre énergie, comme une dynamo. Les fesses de Sofia se soulèvent et dansent d'abord seules. Elle se penche en avant, tête baissée, dans un geste à la fois nonchalant et tonique, que nous tentons d'imiter, au son de Lady, Kreyshawn ou Angel Haze.
Sofia explique : "Ce n'est pas un geste qui s'apprend, on se le rappelle." Elle a raison, les bébés se dandinent. En me penchant en avant, les coudes au sol et les pieds repliés dans mon dos, je constate que j'ai grandi et que j'ai mal aux cuisses. Pire, je ne connais plus mon propre fessier, pris en otage depuis 28 ans par des hectares de jeans et plusieurs tonnes d'interdits. Je l'ai négligé, ignoré ("je me suis assise dessus, huhu"), ni honteuse ni fière : juste appartenant à une catégorie de gens qui dansent comme ça."Dans les années 60, les communautés gay, noire et latina de Harlem ont inventé le voguing, aux Etats-Unis, rappelle Sofia. On pose pour montrer avec fierté sa face, pour montrer qu'on est beau. Le twerk, c’est le même principe de fierté, mais avec le cul, lance-t-elle. La fesse, c'est comme la face."
Etape 4 : "D'objet de désir à sujet de désir"
Le deuxième cours se déroule le lendemain. Notre première expérience, Sofia veut qu'on "prenne le temps d'y réfléchir". Le matin, je cherche dans mon baladeur MP3 des titres "twerko-compatibles" et observe : le quinqua en costume dans le métro, "il peut twerker, lui ?" L'adolescente assoupie contre l'accoudoir, "est-ce qu'elle peut ?" Et l'ado en pantalon baggy ? Au bout de 45 minutes de transport, je réalise que je n'imagine twerker que les personnes souriantes. Jamais les bougons. Les collègues, c'est pareil. En fonction de leur sensibilité, ils adhèrent plus ou moins à ma "décision". Certains sont amusés, d'autres font la moue ou carrément la grimace. Surtout les filles, qui pointent "le malaise" ressenti devant ce clip de Rihanna.
Sofia ne cache pas que ce mépris la blesse. Elle confie se heurter quotidiennement à l'idée que le twerk n'est qu'une stratégie lourdingue pour attirer l'attention, le médium des passives, des soumises et des filles faciles. Elle revendique pourtant son féminisme, celui de la philosophe américaine Judith Butler, dit "de troisième génération". "Elle défend une école de pensée qui prône le droit de chaque être vivant à devenir soi-même", souligne la jeune femme, qui ajoute : "Twerker, c'est prendre la parole." Elle explique comment, en bougeant, elle fait comprendre aux mecs qui se frottent à elle dans les clubs qu'ils n'en ont pas le droit. Elle parle de la rue et de sa station de métro d'Aubervilliers, où elle vit, comme d'espaces offerts aux hommes, dans lesquels les corps féminins sont des proies. Les filles acquiescent. Mais alors, twerker pour s'affirmer ? Vraiment ?"Dans le twerk, on ne fait pas des pointes, on s'impose, explique Sofia. Dans la rue, tu te fais pénétrer par le regard des mecs et leurs sifflets. On t'y considère comme un objet de désir. En twerkant, en choisissant [elle accentue le mot] de s’offrir, on devient un sujet de désir : désirant, actif, en contrôle."
Consciente des blocages qui nous collent au train, elle développe en préambule de chaque twerkshop sa vision intellectuelle, sociale et militante de la danse controversée. C'est même l'un des objets de son doctorat de sociologie, qu'elle réalise à l'université de Lille III. "Le cul, c'est le ghetto du corps", résume-t-elle.
Etape 5 : "C'est bon, tu l'as, tu l'as !"
Le deuxième jour, pour moi, c'est courbatures et débriefing. "Ce matin, je me suis sentie plus grande", témoigne pour sa part Stéphanie. Inès a "un peu mal, mais d'une façon agréable". Florent, lui, "n'a parlé que de ça". Il a déjeuné avec huit filles et en a convaincu sept de laisser Sofia les initier au "booty shake". Quant à celle qui a refusé "justement parce que ça ne correspond pas à son féminisme", dit Florent, il sait qu'elle viendra au moins écouter les arguments de la twerkeuse. Livia, elle, a retrouvé son compagnon devant des vidéos de twerk, impatient qu'elle lui montre ce qu'elle avait appris.
Quand je repose les coudes au sol, le postérieur au défi de montrer signe de vie, je n'en mène pas large. Malgré les consignes et les coups de main de Sofia, je n'ai pas eu le boule coopératif la veille. Elle a beau me dire que "personne n'échoue", je crains d'être le premier vrai loser de l'histoire du twerk. "Vous devez le sentir dans le bas du dos !" Je m'essouffle et m'agite, en suppliant mes fesses de se souvenir de l'enfant sous la masse graisseuse. Pitié. Les gouttes de sueur dégoulinent de mon front quand je sens que mes hanches se plissent. Le mouvement dans le bas du dos ! Bong bong bong. C'est pas fou, d'accord. Mais il est là. Il disparaît. Revient. Je le reperds. "Tu l'as, tu l'as !" me jure Sofia. Julie s'est appuyée, twerkant contre le mur. Florent ondule sur les genoux, il écoute la prof lui confirmer que son derrière musclé twerke pour de vrai.
Sofia emmène Livia dans une choré, pendant que la playlist touche à sa fin et que je me surprends à sourire béatement, essoufflée mais épatée par ma camarade, tellement en avance sur moi. Je me dis que je n'irais pas jusqu'à louer une piaule dans "le ghetto du corps", mais je dois l'admettre : je suis heureuse de l'avoir visité. Quant à l'indignation face à Miley Cyrus, n'est-ce pas seulement la preuve que le twerk, chargé de symboles, met le doigt là où ça fait mal ?
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