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Brétigny-sur-Orge : la SNCF dit-elle la vérité ?

La SNCF tient-elle un double discours dans l’enquête sur la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, qui avait fait sept morts et 70 blessés le 12 juillet 2013 ? Des écoutes téléphoniques réalisées à la demande des juges entre 2013 et 2014, laissent planer le doute sur la volonté de l’entreprise de tout dire à la justice. Secrets d’Info a eu accès à l’intégralité de ces écoutes.
Article rédigé par Jacques Monin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
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Les 500 pages d’écoutes téléphoniques du dossier d’enquête de la catastrophe ferroviaire de la SNCF mettent en évidence les efforts de la direction de l’entreprise pour arranger au mieux la vérité  en sa faveur. Ces documents, que Secrets d’Info a pu consulter, montrent d’abord que des cadres sont inquiets à l’idée de devoir s’expliquer devant les policiers :

- Les flics ils veulent me voir.  Ç a fait chier putain !

Ils sont quasiment à la fin si j’ai bien compris.

-Bah sur la maintenance, ils vont te demander quelle situation tu as trouvée, et comment tu vois ça. Il faut faire vachement gaffe.

De toute façon, je ne compte pas mentir. Je ne compte pas non plus dire… heu. Je dirai des choses mesurées. Je ferai vachement gaffe à ce que je vais raconter quoi…

Des entraînements aux auditions

Ces écoutes posent ensuite la question du rôle joué par le service juridique de la SNCF. Ce dernier simule des auditions pour préparer les cadres à leur entretien avec la police. Une pratique certes courante dans les entreprises, mais qui semble ici aller plus loin. Une conseillère juridique va jusqu’à faire modifier un mail jugé embarrassant. "Je ne mens pas" se justifie-telle auprès de son collègue, "j’arrange les choses". Et une autre encourage les agents à en dire le moins possible aux enquêteurs :

- Moi je t’invite à ne rien apporter. D’accord ? Tu viens avec ta fiche de poste. C’est tout. Et puis après tu attends de savoir ce qu’ils te demandent. Il ne faut pas être pro actif avec eux. Il faut véritablement attendre leurs demandes.

Bon ok. Allez. Problème réglé !

- Faut les laisser un peu chercher. Parce si jamais ils ne trouvent pas… Enfin, ils ne visualisent pas. Ils n’ont pas besoin de ça… C’est pas la peine de leur donner.

Dans une autre écoute, un cadre de Brétigny, demande à un cadre du service juridique quel document il peut donner à la police.

- J’ai retrouvé des rapports de brigade. Alors je ne sais pas si ça vaut le coup de leur donner ça, et qu’ils me disent "bah, donnez-moi tout le reste".

Effectivement, c’est une mine d’or les rapports de brigade. Mais peut-être à éviter de leur donner. Je regarde tout ce que tu me donnes, et je cible les choses qui peuvent nous être préjudiciables ou pas… Ils ne les ont pas demandés, donc ce n’est pas la peine. Voilà !

"Subornation de témoins"...

Pour Maître Gérard Chemla, l'avocat de la Fenvac (fédération des victimes d’attentats et d’accidents collectifs), ce comportement pose problème. "On n’est pas là dans la préparation d’une personne à une défense. On est dans une configuration de subornation de témoins. Et quand on le fait en donnant connaissance à des témoins des pièces d’un dossier secret, on est dans quelque chose de totalement anormal ". explique-t-il.

… ou préparation ?

Des arguments réfutés par Maitre Emmanuel Marsigny, l’avocat de la SNCF. Selon lui, le service juridique ne fait que son travail et il ne s’agit pas de subornation de témoins, mais simplement de répondre aux questions des agents, voire à leur inquiétude, sur la façon dont leur audition va se passer, mais d’une manière générale ! Aucune écoute dans le dossier ne montrerait que le service juridique aurait demandé à un agent de ne pas dire la vérité, affirme-t-il.

C’est effectivement ce que confirme la lecture des rapports d’écoutes. Mais certains propos, comme cet échange entre deux cadres, montrent que la notion de vérité peut être relative :

- Il faut qu’on se fasse briefer ! Il faut qu’on sache exactement ce qu’on peut dire sur le plan technique et sur le plan "directives de maintenance".

Quand j’avais vu [une cadre du service juridique] la première fois, elle te dit qu’il faut effectivement dire la vérité… Mais il y a une façon de dire la vérité.

  (Accident de Bretigny © Maxppp)

Une maintenance douteuse

Les écoutes posent enfin la question de la sécurité des voies à Brétigny. Dix mois après la catastrophe, un cadre en charge du secteur est en effet interpelé par son supérieur :

*- Qu’est-ce qui a cassé avant-hier ?

Des éclisses [agrafes métalliques raccordant deux rails]*

- Les deux éclisses ? Et ton analyse c’est quoi ?

Mon analyse, c’est que les traverses sont mortes.

- Bon c’est pourri à ce point-là ?

Mais c’est pas la seule je te rassure. Toutes les traversées de jonction de Brétigny sont dans cet état-là. A part celle qu’on a renouvelée l’an dernier en fin d’année, et l’autre qu’on a faite.

- Donc toi, la situation telle que tu la décris, c’est qu’en fait, il y a plein de choses non conformes parce que pourries. C’est ça le sujet quoi… De ton point de vue, c’est seulement un problème de maintenance ou il faut qu’on vienne faire un saut sur toute la zone de Brétigny ? Parce que c’est à répétition. Y a des incidents tout le temps maintenant !

Un autre dialogue, surpris par les enquêteurs, pose la question des pratiques de remplacement :

- L’autre jour, j’avais envoyé deux paires d’éclisses à faire expertiser à Saint Ouen. Leur retour, ça a été de nous dire que la deuxième paire d’éclisses qu’on avait mis en remplacement était plus fatiguée que la première.

Elle était plus quoi ???

- Elle était plus usée que la première. Elle avait plus souffert.

Donc en fait quand on remplace des éclisses de manière générale, et partout en France à mon avis, on ne met pas forcément des éclisses neuves. Sauf qu'un jour, si tu la mets, et qu’elle a déjà été utilisée sur vingt rails, et bien tu vois, elle est déjà morte !

Claude Solard, le directeur général délégué de SNCF Réseau, assure que des mesures ont été prises pour renforcer la sécurité des voies. L’investissement dans le renouvellement du matériel a plus que doublé. Un plan dit "Vigirail" a été lancé : "Nous avions en 2010 environ 250 appareils de voies remplacés par an, or, en 2016, ce sont 450 aiguillages qui seront remplacés ". Mais concernant les propos des cadres inquiets de l’état du matériel, on ne commente pas, explique-t-on. Car ces éléments relèvent d’un dossier soumis au secret de l’instruction.

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