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Liberté de conscience, délit de blasphème, incitation à la haine... Que dit le droit français concernant l'affaire Mila ?

Les menaces de mort proférées à l'encontre d'une jeune lycéenne de 16 ans ayant critiqué l'islam font resurgir des questions sur l'existence juridique de l'atteinte aux religions.

Article rédigé par franceinfo
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Photographie d'une statue en bronze représentant la justice.  (CLASSEN RAFAEL / EYEEM / GETTY IMAGES)

Que peut-on dire à propos de la religion ? Telle est la question soulevée par l'affaire Mila, du nom d'une adolescente iséroise victime de menaces de mort après avoir tenu des propos insultants sur l'islam. Depuis le 19 janvier, la jeune fille se retrouve au cœur d'une vive polémique après avoir publié une vidéo sur son compte Instagram, dans laquelle elle répondait aux insultes d'un homme de confession musulmane. Selon elle, celui-ci l'aurait traitée de "sale gouine" après qu'elle a refusé ses avances. La lycéenne a répliqué en qualifiant l'islam de "religion de haine". Et d'ajouter : "Je déteste toutes les religions !" 

La vidéo, vue des millions de fois, a suscité un flot de haine. Après avoir reçu des milliers de messages menaçants et insultants, la jeune fille a été déscolarisée. Deux procédures ont été engagées par le parquet de Vienne : l'une pour "menaces de mort, menaces de commettre un crime, harcèlement et usage de données personnelles en vue de nuire" et la seconde pour "provocation à la haine raciale". Cette seconde enquête, qui vise l'adolescente, devra déterminer si les propos qu'elle a tenus sont de nature à recouvrir une qualification pénale ou s'ils s'inscrivent dans le cadre de la liberté d'expression.

"Nicole Belloubet confond tout !"

C'est bien cette question qui a relancé la controverse, mercredi 29 janvier. Interrogée au sujet de l'affaire sur Europe 1, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a en effet condamné le cyberharcèlement et les menaces de mort dont fait l'objet Mila, tout en ajoutant que "l'insulte à la religion est une atteinte à la liberté de conscience". L'expression "insulte à la religion" – que la garde des Sceaux a elle-même qualifiée de "maladroite" quelques heures plus tard – n'a pas manqué de faire bondir plusieurs figures médiatiques ou politiques, dont la sénatrice socialiste Laurence Rossignol. 

Une confusion juridique dont s'offusque l'avocat de Mila, Richard Malka, contacté par franceinfo : "C'est une déclaration irresponsable, elle confond tout !" "Madame Belloubet considère que si on dit que telle religion n'est pas bonne, c'est une atteinte à la liberté de conscience. (...) Elle reprend exactement la terminologie de la Ligue islamique mondiale, qui fait du lobbying pour l'interdiction du blasphème", s'alarme celui qui a défendu Charlie Hebdo dans l'affaire des caricatures de Mahomet. Et qui a signé une tribune dans Le Journal du dimanche en faveur du "droit au blasphème".

De nombreux commentateurs ont estimé que les propos de Mila relevaient du "délit de blasphème". Mais depuis 1881 et la loi sur la liberté de la presse, ce dernier ne constitue plus une infraction. Si le blasphème existe – il est défini par le Larousse comme toute "parole ou discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré" – il ne peut donc pas être condamné pour son seul caractère injurieux à l'égard d'une religion. Il ne constitue pas non plus un "droit" à proprement parler, mais relève de la liberté d'expression, comme le soulignait en 2018 la professeure de théologie Anastasia Colosimo à l'institut Montaigne dans un entretien.

"Toute critique n'est pas de l'incitation à la haine"

La liberté d'expression et la liberté de conscience sont deux principes constitutionnels fondamentaux. Depuis 2013, la liberté de conscience impose, dans sa compréhension religieuse, que le "libre exercice des cultes" soit garanti par la République. Aux yeux de certains, la liberté d'expression de Mila a toutefois pu se confronter à celle des croyants musulmans. C'est ce qu'a pu vouloir dire la ministre de la Justice dans un premier temps, avant de nuancer ses propos sur "l'insulte à la religion" et "l'atteinte à la liberté de conscience".

Pour Bertrand Mathieu, spécialiste du droit constitutionnel, il convient de faire la différence entre trois grands principes : "Il y a la liberté d'expression qui comporte le droit de critiquer n'importe quelle religion ; la liberté de conscience qui est le droit d'exercer une religion, de l'exprimer et de la défendre ; et le principe de non-discrimination qui est le fait de ne pas discriminer."

La liberté de conscience est remise en cause quand on empêche les gens d'exercer leur religion.

Bertrand Mathieu

à franceinfo

Ainsi, des paroles critiques à l'égard d'une religion peuvent être condamnables si elles sont considérées comme discriminatoires. En effet, la loi de 1881 a été amendée par la loi Pleven de 1972 (PDF), qui a créé les délits d'injure, de diffamation et de provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination en raison de l'appartenance ou de la non-appartenance à une race, une ethnie, une nation ou une religion.

Quand vous attaquez quelqu'un sur son physique ou sur sa religion, vous faites acte de discrimination. Mais quand vous portez un jugement sur une religion quelle qu'elle soit, vous faites état de votre liberté d'expression.

Bertrand Mathieu

à franceinfo

Le constitutionnaliste rappelle par ailleurs la nécessité de différencier les jugements moraux de ceux, juridiques. Si les propos de Mila peuvent être moralement condamnés, il faudrait qu'ils relèvent de "l'incitation à la haine" pour être judiciairement condamnables. C'est d'ailleurs sur ce motif qu'a été ouverte la seconde enquête. Ce délit, passible d'une amende de 45 000 euros et d'une peine d'un an de prison, est caractérisé par "la volonté de conduire à des violences", indique le spécialiste. Et de préciser que "l'incitation à la haine ne peut pas englober toute critique, même violente".

"Aucun propos ne justifie des menaces de mort"

Selon le juriste, le débat sur la caractérisation juridique des paroles de la jeune fille tend par ailleurs à créer un déséquilibre entre les faits qui lui sont reprochés et les faits dont elle a été par la suite victime. "On peut penser ce qu'on veut des dérapages verbaux d'une jeune fille, mais cela ne justifie en rien les menaces qu'elle a reçues", affirme Bertrand Mathieu, avant de préciser qu'"il n'y a pas de propos justificatifs à des menaces de mort".

L'aspect médiatique de cette affaire est désastreux : vous mettez sur le même plan des propos contestables, mais qui ne sont pas passibles de sanctions, et des menaces de mort qui relèvent du pénal.

Bertrand Mathieu

à franceinfo

Un avis partagé par le président de la Fédération de l'islam de France, Ghaleb Bencheikh, qui a déclaré vendredi que "rien ne saurait justifier les menaces de mort quelle que soit la gravité des propos tenus". Il reviendra désormais à la justice de condamner les menaces reçues par la jeune fille et de déterminer si, oui ou non, ses déclarations relèvent d'une "incitation à la haine".

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