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"Ils voulaient en découdre dans les bois pour faire plus de morts" : au procès des attentats de janvier 2015, un enquêteur raconte la traque des Kouachi

La cour d'assises spéciale a retracé, mardi, la cavale des deux terroristes après la tuerie de "Charlie Hebdo", avec cette question subsidiaire : leur lien avec Amedy Coulibaly aurait-il pu être fait plus tôt ? 

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Un enquêteur de la sous-direction antiterroriste à la barre, et l'un des accusés, Ali Riza Polat, en arrière-plan, lors de l'audience du 15 septembre 2020 du procès des attentats de janvier 2015.  (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCETV INFO)

Il se tient bien droit à la barre, dans son costume sombre, mardi 15 septembre. Le commissaire de police qui a dirigé "l'enquête hors norme" de la SDAT (sous-direction antiterroriste) pour retrouver les frères Kouachi après la tuerie de Charlie Hebdo a gardé en tête chaque minute des 53 heures de cavale qui ont tenu en haleine la France, le 7 janvier 2015. Son débit est rapide, comme les investigations qui s'enclenchent ce jour-là pour mettre la main sur les deux terroristes en fuite. Son service est saisi précisément à 11h50 par la section C1 du parquet de Paris. "Le plan attentat est déclenché, l'ensemble des enquêteurs de la police judiciaire sont rappelés, quelle que soit leur position géographique", explique-t-il devant la cour d'assises spéciale, au dixième jour du procès des attentats de janvier 2015.

Après leur accident dans le 19e arrondissement, ceux qui viennent d'assassiner douze personnes sont rapidement identifiés. La carte d'identité de Saïd Kouachi est retrouvée dans la Citroën C3. Mais lui et son frère disparaissent des radars après avoir quitté Paris à bord d'une Clio volée à un automobiliste.

On est dans une course contre la montre. Nous avons affaire à deux fugitifs armés qui viennent de tuer douze personnes.

Un enquêteur de la SDAT

devant la cour d'assises spéciale

Une "ligne verte" est mise en place pour recueillir le maximum de signalements. "Entre 13h15 et minuit, plus de 1 700 appels sont reçus", précise l'enquêteur, qui a la mémoire des chiffres et des dates, se passant de notes lors de son exposé. Reste à faire le tri entre les informations fantaisistes et les autres. "Beaucoup de témoins vont [croire] voir les frères Kouachi un peu partout sur l'ensemble du territoire national, dans le train vers Bordeaux, dans les Pyrénées-Orientales, squattant un appartement à Paris ou à Reims, dans un bus..."

Huit gardes à vue dans l'entourage des Kouachi

Dans le même temps, commence l'enquête de flagrance sur "l'environnement familial pour identifier d'éventuels lieux de repli, situés principalement à Charleville et à Reims". Au total, huit personnes sont placées en garde à vue dans l'entourage des frères Kouachi, dont leurs épouses. "La femme de Saïd Kouachi se montre peu coopérative", souligne l'enquêteur. Elle évoque surtout les problèmes de santé de son mari, épousé religieusement en 2007 puis civilement en 2012. "Elle dit qu'il est parti voir son frère entre 7h et 7h30 ce jour-là et devait rentrer le soir-même ou le lendemain." Il a laissé son téléphone dans l'appartement.  

Au même moment, Amedy Coulibaly patiente. Les enquêteurs ignorent encore ce qui le lie aux assaillants de Charlie Hebdo. "Quand on fait le travail d'environnement sur les frères Kouachi", plusieurs noms remontent, dont celui d'Amedy Coulibaly, reconnaît l'enquêteur à la barre. Le braqueur de Grigny (Essonne) a été interpellé en 2010 avec Chérif Kouachi dans le dossier de la tentative d'évasion de l'artificier de l'attentat de Saint-Michel en 1995, Smaïn Aït Ali Belkacem. Mais ce 7 janvier 2015, le terroriste de Montrouge et de l'Hyper Cacher n'est pas encore passé à l'acte, justifie le policier. 

Un lance-roquettes sur le dos

Le 8 janvier, vers 8 heures, un individu lourdement armé et cagoulé tue une policière municipale, Clarissa Jean-Philippe, à Montrouge (Hauts-de-Seine). Une heure plus tard, à 9h20, les frères Kouachi ressurgissent. A visage découvert, ils braquent une station-service Avia située sur la route nationale 2, dans l'Aisne. Ils prennent des "boissons et des victuailles" dans les rayons, exigent "des sacs-poubelle" auprès de l'employé. Chérif Kouachi lui demande "s'il les a reconnus, s'ils les a vus à la télé et part en lui demandant de déclencher l'alarme dans cinq minutes". Sur la vidéosurveillance, un "tube cylindrique" est visible sur son dos. C'est un lance-roquettes. 

La traque s'intensifie. Le lien entre les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, reconnu par un témoin à Montrouge, est fait dans la journée. Mais les services de police font chou blanc lors de leurs perquisitions. Ils ignorent que le terroriste a loué un "appartement conspiratif" à Gentilly (Hauts-de-Seine) depuis plusieurs jours déjà. Dans la matinée du 9 janvier, les frères Kouachi arrêtent une voiture à 30 km de la station-service. Ils se montrent "calmes et courtois" lors de ce vol d'automobile, lancent à la conductrice qu'ils ont "vengé le prophète"

"Visiblement, ils attirent l'attention comme s'ils voulaient qu'on les suive à la trace. Comment explique-t-on ce comportement ?", demande le président de la cour. "Est-ce qu'ils veulent se faire connaître et sont heureux de leur médiatisation ? Je pense que oui", répond l'enquêteur. Un "besoin de reconnaissance" qui peut expliquer l'oubli, si c'en est un, de la carte d'identité dans la C3, selon lui. Cinq ans après, il s'interroge toujours : "Pourquoi ne sont-ils pas restés dans les locaux de 'Charlie' avec le lance-roquettes pour mourir en martyrs en plein Paris ?" L'enquêteur formule une hypothèse à la barre : "Ils voulaient en découdre dans les bois, lieu plus difficile d'accès pour les forces de l'ordre, avec la possibilité de faire plus de morts."

La seule chose qu'on sait, c'est qu'ils savaient qu'ils allaient mourir et qu'ils étaient prêts à mourir en martyrs.

Un enquêteur de la SDAT

devant la cour d'assises spéciale

Leur cavale ne se termine pas dans les bois, où ils ont "bivouaqué" deux nuits et où la Clio s'est "embourbée", mais dans une imprimerie à Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), sans doute repérée par hasard. A 16h56, ils sortent en courant et tirent sur les membres du GIGN, qui les "neutralisent". L'assaut est donné au même moment à l'Hyper Cacher, porte de Vincennes, où Amedy Coulibaly a tué quatre personnes et en retient 17 autres en otage. Il s'écroule à son tour sous les balles des forces d'intervention.

Son ADN sera retrouvé sur une des armes des Kouachi à l'imprimerie. Cette trace génétique scelle le lien entre les trois attentats de janvier 2015. Mais l'enquêteur l'admet, la provenance de l'arsenal des terroristes de Charlie Hebdo n'est "pas déterminée". Dans le box, les accusés, dont certains sont jugés pour avoir transporté ou stocké ces armes, l'assurent : eux n'ont rien à voir avec les frères Kouachi.

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