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"Je me dis 'si on avait pu les divertir, si j’avais pu...'" : à la barre, la famille et les collègues du policier Ahmed Merabet, tué par les Kouachi, revivent le 7 janvier 2015

La cour d’assises spéciale s’est penchée sur l’assassinat de ce policier, dont plusieurs collègues se sont retrouvés sous le feu nourri des terroristes ce 7 janvier 2015.  

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
La cour d'assises spéciale entend, lundi, les témoignages des 17 policiers qui sont intervenus dans les locaux de "Charlie Hebdo". (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCE INFO)

Ce devait être son dernier jour sur la voie publique. Ahmed Merabet, abattu par les frères Kouachi le 7 janvier 2015, venait de décrocher le concours d'officier de police judiciaire (OPJ) quand il a croisé la route des terroristes. Après avoir entendu les parties civiles de l'attentat de Charlie Hebdo pendant une semaine, la cour d'assises spéciale s'est penchée, lundi 14 septembre, au neuvième jour du procès des attentats de janvier 2015, sur l'assassinat de ce policier âgé de 40 ans, dont plusieurs collègues se sont retrouvés sous le feu nourri des assaillants. 

Les images de cette exécution, diffusées dans la salle d'audience lundi dernier, avaient tourné en boucle sur les chaînes d'information après avoir été postées brièvement par un internaute sur Facebook. On y voit Chérif Kouachi s'avancer vers Ahmed Merabet, à terre, et lui lancer "Tu as voulu nous tuer ?" L'adjoint de sécurité tente un "Non, c'est bon chef", les mains en l'air, paumes ouvertes. En vain. Le coup de feu est tiré à "environ 20 ou 30 centimètres". Sur le grand écran de la salle d'audience apparaît le visage d'Ahmed Merabet en uniforme blanc, casquette vissée sur la tête. L'une de ses sœurs, "cadre de santé", s'avance à la barre. "La journée du 7 janvier, j'étais à la maison, j'ai allumé la télé, et là je vois cette vidéo. Je ne savais pas que c'était mon frère. A 14 heures, mon autre frère m'appelle et me dit 'Hocine est mort'. Ahmed, on l'appelait Hocine. Là, le monde s'est écroulé, je me dis 'la vidéo que j'ai vue ce matin, c'était mon frère'."

J'en veux énormément à la personne qui a diffusé cette vidéo sur les réseaux sociaux, même si elle s'est excusée. Comment peut-on penser à passer une horreur pareille ? J'en veux aussi aux chaînes d'information qui continuent à la diffuser en boucle.

La sœur d'Ahmed Merabet

devant la cour d'assises spéciale

"C'est une déflagration qui s'est ajoutée au choc initial ?" interroge doucement le président de la cour, Régis de Jorna. La sœur d'Ahmed Merabet acquiesce. Toute la famille du policier, quatrième d'une fratrie de six, finit par tomber sur cette vidéo, "même maman".

Depuis le drame, elle est "éteinte, elle n'a plus goût à rien, elle s'inquiète en permanence. Dans sa chambre, il y a une dizaine de photos d'Hocine et elle dort encore cinq ans après avec son tee-shirt sous l'oreiller". Ahmed Merabet, "introverti et réservé", avait une place particulière dans la famille : "Au décès de notre père, il est devenu le pilier de la maison, il a mis entre parenthèses ses études, il s'occupait de tout, il apportait un soutien à chacun d'entre nous."

"J'entends le sifflement des balles, poum poum"

Ahmed Merabet rentre sur le tard dans la police, à 34 ans. Il officie comme gardien de la paix, patrouille dans les rues du 11e arrondissement. Il est "ambitieux" et veut aller plus loin. En 2014, il décide de passer le concours d'OPJ pour mener des enquêtes. "Il a travaillé comme un malade, il était très fier quand il nous a annoncé l'avoir eu", témoigne son autre sœur. Ce mercredi-là, il lui reste une journée à devoir porter l'uniforme du gardien de la paix. Il fait équipe en voiture avec une sous-brigadière et un adjoint de sécurité.  

"On passait une excellente matinée, c'était une journée parfaite, très calme sur l'arrondissement", raconte ce dernier. Puis "il y a eu un appel radio, comme quoi il y avait eu de jets de pétards boulevard Richard-Lenoir". Le trio se rend sur place. "Toutes les voitures étaient arrêtées devant nous, Ahmed est sorti, je l'ai suivi, on s'est mis à couvert au niveau d'un buisson." Les pétards deviennent des tirs. "Ahmed s'est levé, je l'ai suivi jusqu'à ce que j'entende une détonation, je me suis remis à couvert derrière le buisson, l'arme à la main, j'ai pas bougé."

Peu de temps avant, une brigade VTT et une équipe de la BAC du 11e arrondissement ont essuyé des coups de feu, rue Nicolas-Appert. "Je me tourne et je vois deux hommes en noir, cagoulés et armés, qui tirent sur nous, témoigne une gardienne de la paix. Je lâche mon vélo, je cours, et là j'entends le sifflement des balles, poum poum." Impossible de passer des messages radio pour appeler des renforts, les ondes sont saturées. Le chef de bord de l'équipage de la BAC et ses deux collègues se retrouvent aussi à quelques mètres des frères Kouachi, qui viennent de sortir de l'immeuble. Pendant une seconde, "j'ai pensé que c'était des collègues des forces spéciales".

"Le chaos total, la panique totale"

Ces "primo-intervenants", dont certains sont très jeunes, ignorent tous que les locaux de Charlie Hebdo se trouvent dans cette rue. L'un d'entre eux décrit un climat de "chaos total, de panique totale". Ils se réfugient tant bien que mal derrière un mur, tentent de répliquer avec leur arme de service face aux tirs "très cadencés" des kalachnikov et assistent, impuissants, au face-à-face entre la Citroën C3 des terroristes et une voiture de police qui s'engage dans l'Allée verte. Le passager du "véhicule sérigraphié" en question décrit la scène devant la cour d'assises. 

Le seul réflexe, c'est de s'abaisser le plus possible dans l'habitacle, on est quasiment tête contre tête avec mon collègue au niveau du frein à main et on commence à essuyer des tirs.

Le policier passager de la voiture visée par les Kouachi

devant la cour d'assises spéciale

Gaucher, le policier décide de tirer de la main droite au-dessus de sa tête, en passant par le pare-brise. "Ça a réduit un peu leur canal de tirs." Le conducteur enclenche une marche arrière "un peu miraculeuse, tout à l'aveugle". Les frères Kouachi baissent leurs armes, remontent dans leur voiture et tournent à gauche. Les trois équipages les pensent partis et se retrouvent, "hagards", mais soulagés d'être sains et sauf. Jusqu'à ce que de nouvelles détonations résonnent boulevard Richard-Lenoir. Quand il entend "C'est bon chef !" le policier de la BAC pense que les deux individus ont été interpellés. Avec sa collègue, ils se précipitent et découvrent "Ahmed allongé au sol". A son regard, ils comprennent qu'il est "en train de partir".

"Je ne peux plus porter la tenue"

Cinq ans après, tous expriment des "remords" et des "regrets" de ne pas être parvenus à stopper la progression des frères Kouachi et sauver leur collègue. "Les semaines qui ont suivi ont été compliquées, je refaisais la scène, j'étais persuadée que si j'avais réussi à tirer sur l'un, peut-être qu'Ahmed serait vivant", souffle l'une. "Je me dis 'si on avait pu les divertir, si j'avais pu...'", déplore un autre, laissant sa phrase en suspens. Tous rendent hommage Ahmed Merabet, "mentor" et "modèle de travail", "quelqu'un de très droit, de très rigoureux". "Il bossait en police secours, c'est le propre de notre métier, le tronc commun, le service par excellence de la police, celui dans lequel on est confronté à tout sans être au courant de rien", résume un policier de la BAC, précisant qu'Ahmed Merabet devait intégrer un service d'investigation le lundi suivant l'attentat. 

Ce policier a lui aussi rejoint ce service depuis. Impossible de remettre un pied sur la voie publique après le 7 janvier 2015.

Ça faisait 21 ans que j'étais dans la police, des situations périlleuses, j'en ai connues, du sang j'en ai vu, mais là je me suis dit 'il va peut être falloir se mettre peu en retrait'.

Un policier de la BAC

devant la cour d'assises spéciales

Tous les policiers confrontés aux frères Kouachi ce jour-là témoignent d'un "fort retentissement psychologique". Des "flashs", des "insomnies", des "cauchemars" les poursuivent dans les jours qui suivent. La mort d'une autre collègue, Clarissa Jean-Philippe, à Montrouge, puis la prise d'otages à l'Hyper Cacher réactivent le traumatisme. Viendront ensuite d'autres attentats, le Bataclan en novembre 2015, puis des attaques visant spécifiquement des policiers, comme le 20 avril 2017 sur les Champs-Elysées. 

"Je suis rentrée dans la police en 2004, je suis une femme de terrain, j'adore l'action, mais depuis 2015, je ne peux plus porter la tenue", confie une des policières de la brigade VTT. Elle a trouvé un poste de chargée de communication au sein d'un Etat-major "en province". Beaucoup, souffrant d'"hypervigilance", ont quitté le 11e arrondissement et même la région parisienne.

"Si une voiture de police était restée stationnée devant Charlie Hebdo (comme c'était le cas jusqu'à l'automne 2014), cela aurait-il changé quelque chose ?" demande l'avocate du principal accusé, Me Isabelle Coutant-Peyre, au conducteur du véhicule mitraillé par les frères Kouachi. "Je pense, en toute sincérité, qu'il y aurait juste eu quelques morts de plus", tranche-t-il. Interrogé sur sa "manœuvre héroïque" ce jour-là, il rectifie : "Tous les fonctionnaires de police présents ce jour-là ont fait preuve d'héroïsme."

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